POUR LA NATURE
- Chapitre VI -
Philosopher sur la nature : quel intérêt ?
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PREMIERE PARTIE :
Préparation à la rencontre de philosophes patentés.
1 – Priorité à l'action
Cause écologique, cause sociale ou toute autre cause, le militant est le sel de la terre qui fait évoluer esprits et situations et non le manieur d'idées générales. Il se méfie d'ailleurs des papiers abstraits et savants. Greenpeace dans ses textes et actions ne s'encombre pas de doctrines ; des journalistes ont noté que Nicolas Hulot, à peu près le seul en France à avoir sensibilisé une part importante de la population à la nature, était ignare en philosophie de l'écologie. D'accord, dites vous, l'action est première mais tout de même, elle ne peut se contenter de la fantaisie de qui la déclenche, sans appui sur un sens réfléchi qui lui donne une signification et une direction. Certes, répliquons-nous mais le militant n'est pas un demeuré, ses sentiments, son cerveau suffisent à asseoir des positions solides.
Chargeons encore un peu le discours philosophique, voyons ce qui en éloigne le citoyen ordinaire. Il ne sort souvent des efforts intellectuels des « maîtres » que des œuvres difficiles d'accès, incompréhensibles avec des mots jargon d'un autre monde. Ces œuvres sont comme des systèmes bien clos, bien au chaud, des bulles de pensée d'où aucun poil d'incohérence ne saurait dépasser. Pierre Hadot, nous en avons parlé au chapitre précédent, cible le problème : la philosophie aujourd'hui est un discours si ce n'est un discours sur le discours. « Dans l'Antiquité, la philosophie est donc essentiellement dialogue, plutôt relation vivante entre des personnes que rapports abstraits à des idées. » (« La philosophie comme manière de vivre », Livre de poche, p97). Les commentateurs pourraient être des vulgarisateurs. Que nenni ! Ils se posent en experts, égaux et critiques de ceux qu'ils commentent, se préoccupant d'être encore plus obscurs que le maître.
Mais arrêtons le jugement à charge car tout cela étant proféré, il reste que fureter un peu dans les écrits de penseurs écologistes pour qui en a le courage, repérer des commentaires intelligibles peut s'avérer utile. Tendons l'oreille aux propos de l'historienne Jacqueline de Romilly. (« Les grands sophistes dans l'Athènes de Périclès » Livre de Poche, p200). « C'est au reste ce que suggère toujours, l'histoire des idées : les sentiments existent, latents, prêts à s'affirmer ». Et oui, vous et moi et beaucoup pour qui la protection de la nature est chose importante, qui n'avons pas chaire en Université, sommes la source présente et à venir d'idées, de sentiments propices à cette protection. Oui mais l'historienne ajoute : « mais la création d'un mot ou l'apparition d'une doctrine leur donne une forme et, du même coup, une plus grande force ». Michel Onfray décrit les penseurs comme ayant, dans leurs têtes une sorte de filet à papillons apte à capturer les notions qui virevoltent dans l'atmosphère ou encore dans leurs dites têtes, une cellule sensible à des phéromones émis au loin. Conclusion : bienvenue aux mises en forme qui aident à se mettre au clair (parfois à ébranler ce à quoi l'on croyait jusque là, ce qui même désagréable, est toujours positif). Elles rendront les argumentations plus acérées, plus efficaces.
2 – Testez-vous
Des auteurs adorent proposer ce test dit « de la dernière ou du dernier homme ». Moyen sommaire mais rapide pour séparer ce qui s'oppose.
Donc vous êtes le dernier humain, aboutissement d'évènements catastrophiques ou pernicieux. Insistons : le dernier ! Absolument aucun espoir de survie pour notre espèce. Par contre, de nombreuses autres espèces vivantes paraissent devoir vivre encore des siècles ou des millénaires. Voici le test. Supprimerez-vous sans état d'âme, l'animal que vous croiserez ou rechercherez, pour le plaisir ou pour rien ? Vous direz-vous : puisque que désormais il n'y aura plus d'hommes sur terre, toutes ces créatures n'auront plus aucune raison d'exister ? Ou bien, hors besoins vitaux – se nourrir, se défendre, etc. – respecterez-vous ces vivants, pensant qu'elles ont une valeur que l'homme existe ou n'existe plus ?
Dans le premier cas - l'homme est la raison d'exister de l'univers – vous serez baptisé anthropocentriste faisant de l'anthropocentrisme. Ce sont là des mots bien longs que nous raccourcirons en « A ». Dans le deuxième cas – l'homme n'est pas tout - vous serez ou ferez du « non A ». Ce « non », ce négatif absolu est déplaisant, comme s'il diminuait, condamnait, mais bon, nous n'avons pas le pouvoir de changer les expressions, nous nous en contenterons. Et puis, un romancier de science –fiction, Van Vogt, ne classe-t-il pas les non-A, A comme Aristote, parmi les meilleurs ?
3 – l'A
– nous sommes tous des « A »
Les A font une majorité écrasante en Occident. Pour eux, la nature, les vivants ne sont d‘abord qu'utilitaires, serviteurs sans gages, fournisseurs des produits et services satisfaisant les besoins divers de l'homme. Toute notre culture, toutes nos institutions, de la Bible à Descartes, se fondent sur ces idées. Est-ce dû à une conformation de notre cerveau ? Est-ce fondamentalement « naturel » ? Dans Platon, (« Le politique »), quelqu'un raconte que si les grues devenaient un jour « intelligentes », elles classeraient le vivant en deux parts, la première où elles se tiendraient, seules, la seconde dans laquelle elles fourgueraient toutes les espèces dont la nôtre mais non la leur, et toutes leur seraient soumises.
Petite et banale illustration de la vie ordinaire que connaissent les défenseurs de la nature, pour dépeindre la planète des « A ». Vous assistez à une réunion sur un aménagement. A un moment qui parait propice, vous osez quelques mots sur des espèces vivantes que le projet mettra en désarroi. Les décideurs qui sont gens sérieux, rient, (sous cape, s'ils sont polis) et presque tout le monde sourit. Il est vrai que l'on rit un peu moins s'il se découvre que certaines des espèces ci-dessus, bénéficient d'une protection administrative car il faudra de la paperasse et du temps pour neutraliser, contourner celle-ci. Pas possible ! Encore un autre intervenant pour la défense d'espèces animales ! Ouf ! C'est un chasseur, il parle de gibier, c'est de l'utilitaire : on s'engage à le satisfaire.
Nuances d'A
L'A classique partout rencontré est un A fort, sans nuances dans sa vision de ce qui n'est pas l'homme. Priorité aux intérêts humains immédiats. Mais il est aussi des A faibles ou légers. Si légers que parfois et pour des actions précises, la frontière se fait ténue entre eux et les non A. Ils en appellent au spirituel, à l'esthétique, à ce qui, sur le moment n'apporte ni profit, ni commerce, ni pouvoir. Un paysage sera défendu non pour l'espèce rare qui y demeure mais pour ce qu'il apporte au psychisme de citadins stressés. L'A faible vante « l'intérêt bien compris » qui protège des espèces ne servant à rien pour le moment mais dont on subodore qu'elles peuvent un jour aider à la lutte contre le virus H5N1.
Le naturaliste, que nous nous plaisons à citer, Robert Hainard, veut l'animal « sauvage et libre ». Ca sonne non A. Et pourtant, tel qu'il la développe, son attitude s'enracine bel et bien dans un costume A faible. « Et malgré tout, je dois reconnaître que si je veux protéger la nature, ce n'est pas pour elle-même mais pour les joies qu'elle donne à l'homme. » (« Et la nature ? » Hesse, 1994, p35). Et encore : « Premièrement, l'amour de la nature n'est pas un goût, il est la manifestation d'une nécessité profonde. Ceux qui ne l'aiment pas ont tort, ils en ont besoin plus que les autres. » (« Expansion et nature » Le courrier du livre, 1972, p84).
Entre A fort qui a le pouvoir et non A qui ne l'a pas, l 'A faible est un espoir.
Inconvénients d'être A
L'ennui avec l'A est que sa dominance conduit vers des lendemains glauques. La planète roule à tombeau ouvert. Tous les clignotants biologiques ou presque du tableau de bord sont au rouge. L'A les étudie un par un. Il s'attarde sur la défaillance que chacun d'eux signale. Il privilégie au gré d'évènements médiatiques l'un des clignotants : pollution de l'air, effet de serre ou déchets. La partie est le tout. L'A oublie l'essentiel : regarder la route. Ca va mal, ça se dégrade parce que la direction suivie est mauvaise. Il nous condamne à de l'écologie superficielle : peser – au mieux- sur les effets, ne rien entendre des causes profondes, se mettre des œillères afin de ne voir dans la nature que ses utilités. C'est vrai que le discours scientifique a, jusqu'à peu, servi de justification à la prééminence absolue de l'homme. Science actuelle aidant, la situation est inverse, l'exception humaine est relativisée.
Inconvénients de ne pas être A mais non A
L'accusation venant de l'A est terrible. Etre contre l'A, être non A seraient être contre l'homme. Quelqu'un a écrit voici quelques décennies : qui aime la nature hait l'homme, ce qui peut se comprendre aussi : qui aime l'homme doit haïr la nature. La question fondamentale posée est donc : quelle compatibilité entre l'humanisme et le non A ?
Le dico définit ainsi l'humanisme : doctrine qui prend pour fins l'homme, la personne humaine et son épanouissement. L'humanisme apparaît historiquement comme un effort occidental, long et continu en faveur de la dignité humaine. Ses principales étapes reconnues sont la Renaissance, les « Lumières » du 18e siècle. Ses fondements : instauration des libertés, pas de tutelles, pas d'oppressions ni d'aliénations. Pas de superstitions mais la culture, l'arrachement à la nature. La raison, les sciences, le progrès. Comment peut-on ne pas être humaniste ? Est-ce imaginable que de jeter Rabelais, Voltaire ou Rousseau à la poubelle ? Sous l'éclairage des « Lumières », l'homme apparaît comme une fin ultime, une merveille : « Entre toutes les merveilles de ce monde, la grande merveille ; c'est l'homme » (« Antigone » de Sophocle). Vraiment, la conclusion apparemment logique de l'acceptation de ce qui précède est l'homme au centre de la terre, de la nature avec celle-ci comme servante. Même pour un croyant qui, lui, place Dieu au centre de tout, l'homme n'est pas absolument détrôné, Dieu lui a confié la gérance du monde. Le non A, lui, détrône l'homme. Est-ce à dire, définitivement, qu'il rabaisse l'homme et s'oppose de front à l'humanisme ?
Dilemme ?
Nous tanguons entre Charybde et Scylla :
- être A est laisser saccager, détruire la nature, réduire le nombre d'espèces vivantes et ainsi nuire à l'avenir.
- être non A est attenter à la dignité humaine.
Il est fort possible que ce dilemme ne résulte que de manières de présenter les choses et non de conceptions fondamentales mais prenons le tel qu'il semble être et voyons comment sortir la tête de l'eau pour respirer un peu.
Peut-être, serait-il bon après quelques siècles d'histoire des Lumières de reconsidérer des aspects de l'humanisme hostiles à une prise en compte plus profonde de la nature.
- Préalable : ne pas confondre humanisme et humanité. Celle-ci est un sentiment de bienveillance pour son prochain, compassion, aides concrètes pour réduire ses malheurs. Ici, a priori, A ou non A, pas de différences. Humanité ou non humanité, la doctrine A ou non A ne départage pas.
- L'humanisme tel que formulé généralement est occidental. Est-il transposable sur toute la planète ? Certes, il nous semble qu'il est des valeurs universalisables pour lesquelles cultures et traditions n'ont rien à dire : ainsi, nulle part, la femme n'est le bétail de l'homme (le mâle). Mais il est des façons de voir la vie différentes de la nôtre, en Extrême-orient notamment où l'on a des égards pour tous les êtres vivants et dont la dignité en impose.
- L'homme est une merveille parfois déconcertante. C'est la faute à Freud et aux psychanalystes que d'avoir révélé que la raison, quoi qu'on veuille, n'est pas seule aux commandes de notre esprit.
- Science, techniques, progrès ne sont plus ce qu'ils ont été. Ne sont plus des divinités que l'on doive adorer. La science, sinon dans son projet de toujours découvrir plus de la réalité mais du moins dans certaines de ses applications technologiques que les scientifiques offrent aux puissances économiques, paraissant donc émaner d'une science sans conscience, font plus qu'angoisser.
- C'est dur à avaler que d'être décentré. Sous Copernic et Galilée, le Soleil et l'univers se sont arrêtés de tourner autour de la terre, ont ravalé celle-ci et nous avec à un rôle secondaire. Freud lui aussi nous a décentré de notre nous-même glorieux. Aujourd'hui, biologie, sciences du vivant vont dans le même sens. Mais est-ce vraiment déchoir que d'accepter cette situation ? L'homme, en soi, reste ce qu'il est quels que soient les atours intellectuels dont il s'affuble. Pourquoi respecter la nature serait-il un malheur et non un plus ? Des penseurs rarement rangés parmi les sots nous invitent à changer d'état d'esprit. Pour l'un d'eux (Michel Serres) nous devons passer un « contrat naturel » avec la nature. Pour un autre (Edgar Morin, « La Méthode » tome 6, « L'éthique », Seuil) « notre lien consubstantiel avec la biosphère nous conduit à abandonner le rêve prométhéen de la maîtrise de la nature pour l'aspiration à la convivialité sur terre. »
Recopions ces phrases de Claude Lévi-Strauss déjà casées (chapitre 3) : « On m'a souvent reproché d'être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé dont je ressens profondément la nocivité, c'est cette espèce d'humanisme dévergondé issu d'une part de la tradition judéo-chrétienne et, d'autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme qui fait de l'homme un maître, un seigneur absolu de la création. » Positivons et le dilemme s'adoucit : Lévi Strauss prêche pour un humanisme non dévergondé c'est-à-dire qui s'abstienne de faire de l'homme le seigneur absolu de la création.
4 – le non A (cœur de ce chapitre)
- éthique de l'environnement (EE)
Les pensées non A, celles où l'homme n'est pas le centre de la nature sont dites, de façon courante dans les cercles qui s'y intéressent : « éthique de l'environnement ». C'est, si l'on veut, un secteur de la philosophie de l'environnement.
« Ethique ». Etre non A plutôt que A est un choix éthique. C'est-à-dire ? C'est se poser les questions : qu'est ce qui, en soi, est bien, qu'est ce qui est mal, qu'est ce qu'il est bien ou mal de faire ? Remarque : nous amalgamons, dans ces pages, morale et éthique.
« Environnement ». Ce mot, en français, désigne ce qui entoure et notamment ce qui entoure l'homme. Du coup, l'expression « éthique de l'environnement » surprend : on veut décentrer l'homme et voilà que la terminologie le recentre. L'anomalie s'expliquerait par le sens et l'histoire du mot dans l'espace anglo-saxon qui monopolise, pour l'instant, la pensée non A. Si j'en avais le pouvoir, je traduirais l'anglais par « éthique écologique » mais n'en faisons pas une affaire !
- cases ou niches d'éthiques de l'environnement (nous raccourcissons en EE)
Pour qui se lance dans un examen de l'EE, celle-ci apparaît comme une grande nébuleuse avec des courant allant dans tous les sens. Par bonheur, des commentateurs futés nous offrent dans des articles en ligne, des kits d'organigramme agençant les tendances dominantes. Servons nous-en.
1– Poids lourds de l'EE
a – Deux pôles :
- le biocentrisme avec comme « maître » TAYLOR : la vie individuelle des êtres vivants est au centre de la nature.
- l'écocentrisme d'Aldo LEOPOLD suivi par J.B. CALLICOTT. Ce ne sont plus les individus mais les ensembles (écosystèmes, biosphère) qui sont au centre.
b – l'écologie profonde de NAESS. Du biocentrisme, de l'écocentrisme, mais surtout une proposition de sagesse écologique.
2 – Autres
- entre-deux. Penseurs entre les deux pôles : un doigt de biocentrisme, deux doigts d'écocentrisme ou toutes autres proportions. Nous pêchons dans ces eaux Holmes Rostom III sous l'influence d'articles évoqués à l'instant
- bizarrerie : le pragmatisme environnemental de B.G. NORTON. Celui-ci est mis dans l'EE et pourtant il semble plutôt pencher vers le A que vers le non A.
3 – non retenus
- penseurs de la cause animale. Ils ne sont pas retenus ici mais c'est pour mieux sauter. Cette cause a des penseurs de poids – P. SINGER et T. REGAN - mais, suivant, là encore, une différenciation classique, nous les retrouverons dans un chapitre particulier, le suivant.
-l‘écologie sociale de M. BOOKSHIN. Pour les tenants de cette niche, l'homme dégrade la nature de la même manière que des hommes dégradent d'autres hommes. Si l'on veut établir une harmonie entre hommes et nature, il faut établir, en priorité, une harmonie sociale entre les hommes ce qui implique de révolutionner nos sociétés aliénantes, l'on parlera ici d'écosocialisme, d'écoanarchisme. A notre sens, pas de priorité entre écologie et social mais des démarches parallèles ; ce texte privilégie la parallèle écologie.
- l'écoféminisme. Approche qui part du principe suivant : la nature est dominée par l'homme ainsi que la femme est dominée par l'homme (le mâle). La nature est traitée ainsi que l'on traite les femmes, très mal.
D'autres approches généralement considérées comme secondaires surgissent dans certaines revues. Oublions-les ; à parler de tout on finit par parler de rien.
- commentaires sur les niches
- Monopole anglo-saxon. Toutes les niches ou presque sont occupées par des penseurs de culture anglo-saxonne, en majorité américains. C'est qu'aux USA, les réflexions et travaux non A ne sont pas relégués dans des arrières cours obscures, elles s'exposent dans des vitrines donnant sur des rues claires et fréquentées : chaires en université ou conférences nationales voire internationales. Evidemment, l'étiquette américaine gène ; les Etats Unis protègent de la nature chez eux mais la font polluer ailleurs. Mais surtout, toute pensée est plus ou moins liée aux civilisations d'où elle surgit ; le non A ne pourrait-il être le fourrier de l'Empire US ? Chacun se rappelle la colonisation européenne en Afrique ou en Amérique latine où, le missionnaire avec une idéologie prétendument salvatrice, est à l'avant-garde, préparant la voie au militaire puis à l'exploiteur. Les non A ne peuvent ni, sans doute, ne veulent rejeter en bloc leur culture mais ils s'opposent, combattent certains de ses aspects. Ils ne sont ni PDG de Monsanto, ni généraux de l'OTAN. Les pensées vertes ne sont pas financées par des billets verts, leur cathédrale n'est pas Wall Street mais la nature.
- Mieux vaut tard que jamais. L'avènement du non A outre Atlantique – revues, articles, enseignements, etc. – date des années 1970 ; la traduction en français d'ouvrages de base est récente, une décennie environ. Certes, des commentateurs lisant l'anglais dans le texte y sélectionnaient des emprunts. Mais étant A fort, ce n'était pas pour tresser des lauriers aux non A.
- Valeur en soi de la nature. Faire comprendre que la nature, les êtres vivants n'ont pas qu'une valeur d'instrument mais une valeur en soi, intrinsèque, indépendante de leur valeur utilitaire est l'objectif explicite des pensées non A. Peut-être d'autres concepts sont-ils possibles, pas encore dans l'air, mais celui de valeur nous semble pertinent. Chaque auteur exprime la valeur – parfois une panoplie de valeurs en soi – et la met en débat à son gré, au total c'est enrichissant.
- Entre réflexions et éthique, un mur infranchissable ? Partant de certains faits ou de certaines réflexions nous en déduisons une éthique, ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Le parcours des faits jusqu'à l'éthique nous semble évident, il ne l'est pas. Un philosophe subtil bien qu'anglais, du temps de Rousseau, Hume, a expliqué qu'entre les premiers et la seconde, il y a la mer, il y a un mur infranchissable par la logique, la raison. C'est notre subjectivité basée, influencée par notre culture qui nous fait sauter par-dessus le mur, rétablir une continuité. Un exemple. Vous étudiez le phénomène de la pauvreté. Vous posez comme hypothèse de départ que cette situation peut s'évaluer par le critère du revenu de chacun. Vous pouvez (avec d'autres hypothèses de base) chiffrer à partir de quel niveau de revenu, la vie devient vraiment très difficile. A l'issue de vos travaux, sera-t-il possible de déboucher sur des conclusions, des politiques sociales s'imposant logiquement, absolument, nous disons bien : logiquement ? Non ! Caricaturons pour mieux saisir. Dans telle nation ou telle culture, on dira que la finalité d'une société est de laisser les gens se débrouiller seuls car l'assistanat à la longue est néfaste pour tout le monde. Dans telle autre culture, on dira que la finalité est la solidarité et qu'il convient d'aider directement le pauvre (ayant un revenu mensuel inférieur à x euros). Chacune pensera avoir Dieu à ses côtés. Il en va ainsi pour tout et l'éthique de l'environnement ne saurait échapper au lot commun. Les penseurs non A comme tous les penseurs s'acharnent à réduire le mur à un tout petit muret ou la mer à un tout petit filet d'eau. Après tout, qu'importe qu'ils réussissent ou non leur saut, le sentiment de justice, tout subjectif qu'il soit, contrôlé sans doute, suffit à l'action.
- Avalanche d «ismes ». Nous allons devoir affronter des tonnes de termes en « istes » ou « ismes » dont l'élégance n'est pas vraiment assurée, sortes de claquements de langues. Nous nous rallions à ce jargon, son usage est trop massif pour espérer y échapper.
DEUXIEME PARTIE
Pensées et penseurs d'éthique environnementale (EE)
BIOCENTRISME
La vie est au centre. Chaque être vivant a une valeur en soi qui doit être respectée.
C.V. du penseur emblématique du biocentrisme : Paul W. TAYLOR.
Celui-ci est né en 1923, fut professeur de philosophie à l'Université de New York. Il a développé ses conceptions en 1986 avec « Respect de la nature. Une théorie des éthiques environnementales », ouvrage non encore traduit en français. Dans les lignes suivantes nous exploitons un article traduit : « L'éthique du respect de la nature » paru aux USA en 19881 et publié dans une anthologie récente (« Ethique de l'environnement. Valeur, nature, respect. » Textes réunis par H.S. Afeissa, Vrin 2007) (désigné par « Ant » dans ce qui suit). Nous avons aussi glané des infos dans divers articles ou revues.
De Schweitzer à Taylor. Rappelez-vous notre chapitre 3, Schweitzer ne touille aucune théorie ni discours philosophique même si, sur le fond, il est philosophe tout autant qu'un autre. Il nous prend au cœur. Il s'appuie, par exemple, sur le sentiment de culpabilité – répandu ? - que nous éprouvons lorsque nous écrasons « simplement » un insecte. Taylor, à notre avis, est comme un assistant de Schweitzer qui approfondirait, définirait, drapeau de la logique déployé, des principes et règles de comportement.
1 – Bases de TAYLOR
Deux présentations :
a - d'après son ouvrage de 1986.
- tous les êtres vivants ont un même statut. C'est de « l'égalitarisme » entre vivants.
- on ne peut faire n'importe quoi, on ne peut réduire à un simple instrument un être vivant ayant une valeur en soi (intrinsèque).
- chaque individu vivant a droit à protection.
- tout cela est affaire de principe moral.
b - perspectives biocentriques (Ant. p128, 129)
Taylor tient compte de tout ce qui s'insère dans le tissu du vivant pour le dire comme le chef indien Seattle. Sa perspective biocentrique sur la nature comprend 4 composantes principales. Taylor aime bien numéroter ses propositions et le chiffre 4 semble lui plaire particulièrement.
- Les humains sont membres de la « communauté de vie sur terre » au même titre que tous les autres membres non humains. (Re : le principe « d'égalitarisme »).
- Les écosystèmes de la Terre dans leur totalité forment un réseau complexe d'éléments interconnectés, le bon fonctionnement biologique de l'un d'entre eux dépend du bon fonctionnement biologique des autres. Taylor acte la science écologique.
- Chaque organisme individuel est comme un « centre téléologique de vie » poursuivant son propre bien à sa propre manière. Téléologique vient d'un terme grec signifiant fin ou finalité ou but.
- L'homme n'est pas supérieur aux autres espèces.
Cette perspective biocentrique sur la nature fournit un moyen de justifier une attitude de respect de la nature.
Remarque. Notre biocentriste privilégie les êtres d'espèces sauvages, les animaux que nous exploitons, comme le bétail, ne sont pas son job.
2 – ses mots pour le dire
Précisons ce que Taylor loge dans certains de ses mots ou certaines de ses expressions : bien, valeur intrinsèque, valeur inhérente.
- le « bien » Chaque être possède un bien qui lui est propre. C'est pour ainsi dire ce qui lui est bon, qui lui permet de vivre, de survivre - tout être vivant veut vivre – de se reproduire, d'avoir du bien-être. Ce qui résulte du « plein fonctionnement de ses pouvoirs biologiques », en particulier faire face victorieusement à son environnement. Dit autrement : est bon pour un être la protection de son « bien », ce qui est favorable à la vie, ce qui favorise son confort. Dans l'appréciation de ce « bien » peu importe le degré de conscience de qui en dispose. Hum dites-vous dans votre moustache ! J'ai déjà du mal à évaluer mon propre « bien » comment pourrais-je évaluer celui d'un autre être vivant, d'un individu d'une autre espèce que la mienne ? Nous pouvons repérer sans efforts excessifs ce qui lui nuit, ce qui peut l'endommager, le tuer. Taylor avance que nous pouvons, à certains égards, nous donner les moyens de voir le monde du point de vue de l'être vivant considéré.
- la valeur intrinsèque. Simplement parce qu'ils sont membres de la « communauté de vie sur terre », les êtres vivants méritent d'être l'objet de la préoccupation et de la considération des « agents moraux » (Voir quelques lignes plus bas) c'est-à-dire, pour l'instant, des hommes. La réalisation du « bien » de chacun des êtres vivants quelle que soit son espèce, a une valeur en soi (ou intrinsèque). Celle-ci est indépendante de toute appréciation humaine. Elle existe que l'homme existe ou ne soit pas. Cela chamboule Kant, grand Commandeur de la philosophie occidentale, cela chamboule la plupart des occidentaux même non philosophes pour qui seul l'homme a une valeur en soi et pour qui l'homme est seul à pouvoir octroyer une valeur à ce qui l'entoure.
- la valeur inhérente. (Ant. p 118/119). Cette valeur résulte de la combinaison des 2 principes suivants.
- selon celui de la considération morale, les êtres vivants sauvages méritent d'être objet de préoccupation des agents moraux (donc en pratique, les hommes) parce que membres de la « communauté de vie » présente sur Terre. Les gens qui sont rationnels doivent prendre en considération et agir en conséquence en fonction de ce qui arrive de bien ou de mal aux êtres vivants.
- selon le principe lié à la valeur en soi, vue à l'instant, ci-dessus, qui nous conduit à préserver a priori l'être qui en est doté.
La valeur inhérente qui naît de ce mariage de principes, est définie comme suit par Taylor. « Soutenir qu'il (un être vivant) possède une valeur inhérente revient à dire que son bien mérite des (de la part des) agents moraux qu'ils s'en soucient et le prennent en considération et que la réalisation de son bien a une valeur intrinsèque qu'il vaut d'être poursuivi comme une fin en soi et pour le compte de l'entité qui est considérée ».
Achevons ces exercices de vocabulaire avec « agent moral » et « patient moral ». Agent moral, qui agit, vous qui me lisez. On vous accorde ce statut parce que vous êtes rationnel (à vos heures tout au moins !). Vous savez que vous avez des obligations morales envers vos semblables qui sont eux- aussi des agents moraux mais encore envers d'autres êtres. Redisons-le, en pensée classique vous êtes parce qu'étant homme capable d'octroyer de la valeur morale à autre que vous.
Patient moral (ou sujet moral). Votre chat par exemple en est un. Il n'a pas de devoirs moraux envers d'autres êtres mais il peut bénéficier d'obligations morales que vous vous reconnaissez envers lui. Si nous prenons l'espèce humaine comme autre exemple, on dira que l'adulte est un agent moral tandis que le bébé est un patient moral. Mine de rien, cette distinction agent/patient donne lieu à des discussions très animées.
3 – Quelques compléments
Sens de la vie. L'instruction, l'observation, l'émotion font ressortir le caractère unique, irremplaçable de tout être vivant et il n'y a pas que les propriétaires de toutous et minets pour s'en rendre compte. Des savants dans le contexte froid de recherches en laboratoire en témoignent. Certains finissent par prendre grand intérêt à tel organisme sur lequel ils travaillent. C'est comme s'ils lui reconnaissaient une « personnalité », il en est qui vont jusqu'à s'impliquer personnellement pour satisfaire le « bien » dudit organisme. Souvent, c'est par ignorance que nous ne savons reconnaître la valeur inhérente d'un être.
Supériorité de l'homme. Taylor se dresse comme un diable sortant de sa boite quand on lui parle de supériorité de l'espèce humaine. Dans l'histoire de la vie sur terre, l'homme est tard apparu dans une biosphère pleine de vies et il voudrait en être le maître !? Ce que l'homme désigne comme qualité supérieure n'est rien d'autre que ce qui lui est propre, que ce qui sert son « bien ». Ainsi, la conscience ne nous est que ce que la vitesse est à des félins prédateurs. Idem pour la moralité humaine pas très efficace au demeurant par rapport à des rites animaux évitant l'affrontement. L'héritage génétique qui fait ce que nous sommes, de telle espèce plutôt que de telle autre, n'a pas plus de valeur que les divers héritages invoqués au cours de l'histoire pour justifier des oppressions.
Une répartie qui trouble. Taylor se désole du chambardement mortel que l'homme impose sur terre. Emporté par son élan, il s'écrie que si la fin des temps humains était annoncé par on ne sait quel ange d'apocalypse, la « communauté de vie sur Terre » bondirait de joie, chantant : bon débarras ! (Ant. p132/133). La répartie fait le bonheur des anti-écolos, ils trouvent là un prétexte pour peindre Taylor en monstre ne rêvant que de brutalités extrêmes pour réduire la population humaine. En fait, Taylor ne fait que reprendre de façon provocante le constat neutre d'experts ou scientifiques vis-à-vis des effets de l'accroissement de la densité humaine sur la biosphère.
De l'amour au respect. (Ant p 121/122). Pour Taylor, amour ou respect de la nature, ce n'est pas la même chose. A l'évidence, l'amour, sentiment variable selon chacun, va dans le bon sens mais ce qui compte n'est pas d'aimer la nature mais de la respecter parce que nous en reconnaissons la valeur. Cette attitude doit être comme une loi universelle. Taylor isole en celle-ci les 3 composantes suivantes :
- se donner pour but la protection du « bien » des êtres vivants, faire ce qu'il faut pour cela. Il insiste : on ne protège pas ces êtres pour sauvegarder en définitive des intérêts humains, pour des intérêts égoïstes mais comme buts en soi (« ultimes » écrit Taylor)
- considérer les actions qui tendent à réaliser les fins ci-dessus comme obligatoires.
- éprouver des sentiments positifs ou négatifs à l'égard de certains états de fait qui sont favorables ou défavorables au bien des organismes, des populations, des espèces et des communautés de vie présentes dans les écosystèmes .
La conclusion va de soi : qui adhère à ce qui précède et entend agir en conséquence, doit changer sa vie.
4 – Règles de savoir vivre
– Règles morales des rapports humains/non humains
Nos obligations envers les êtres vivants s'ajoutent à celles que nous avons envers nos frères humains. Les unes sont indépendantes des autres. Taylor, dans le principe, ne soutient pas l'octroi de droits moraux aux animaux ou aux plantes mais pense, en revanche, cohérent avec ses idées, l'octroi de droits juridiques. Dans la nature, les « biens » des différentes espèces ne coïncident pas vraiment, on affirmera même, sans être excessif, qu'ils s'opposent en de nombreuses circonstances. Alors, Taylor se dit que dans un tel théâtre d'opérations, il lui faut repérer plus concrètement quels sont les devoirs humains à l'égard des non humains et propose 4 règles morales :
- Non malfaisance (ou selon les traductions, non malveillance) : ne faire de mal à aucun être vivant.
- Non interférence (non ingérence) : ne rien imposer aux organismes vivants qui leur interdise de s'épanouir donc ne pas aliéner volontairement leurs lieux naturels de vie, leurs activités.
- Fidélité (ou loyauté) : ne pas briser la confiance d'un animal pour l'homme. Cela vise en particulier chasse, piégeage, pêche.
- Justice restitutive (ou restitutoire) : réparer les injustices si, par exemple, l'un des trois devoirs précédents a été violé, réparer les torts.
Hélas ! La complexité de la nature n'est pas surmontée avec ces règles. Celles-ci ne suffisent pas à assurer, si d'aventure on les respectait, de bons rapports entre humains et non humains. L'homme aussi a le droit de s'épanouir, ce faisant il peut être la cause d'ennui pour plusieurs espèces. Alors, Taylor avance 5 principes dits d'autorité.
- Légitime défense (ou autodéfense) quand la vie d'un humain est menacée : chien qui vous saute à la gorge, virus qui vous mine ou pour la recherche de médicaments.
- Proportionnalité. Juger les intérêts en jeu. Les peser. Par exemple, faire le bilan entre le plaisir humain d'avoir un sac en peau de croco et inconvénient pour le croco d'être transformé en sac. L'application de ce principe conduit notre professeur à distinguer intérêts essentiels et intérêts secondaires.
- Moindre mal. Pour la réalisation d'un objectif estimé nécessaire, choisir la méthode qui a le moins de conséquences mauvaises sur les non humains.
- Justice distributive. Pour des intérêts essentiels impliquant humains et non humains, rechercher l'équité dans la distribution des avantages et des inconvénients. Les non humains ne doivent pas subir la totalité des inconvénients. Quelques solutions concrètes avancées par Taylor sur ce principe ou plutôt 4 méthodes dit-il :
- réserver des espaces aux êtres vivants sauvages : espaces protégés tels que réserves, etc.
- partager les ressources de la planète ce qui suppose que les hommes consomment celle-ci moins gloutonnement.
- tenir compte, dans des aménagements faits pour les hommes, de la vie sauvage.
- alterner l'usage de terre entre hommes et non humains ; exemple des jachères.
- Justice restitutoire déjà présentée comme règle morale et valable comme principe : réparer les torts.
Il fallait s'y attendre. L'application de ces règles et principes n'est pas du tout cuit. Non seulement parce qu'elle est très éloignée des visions actuelles majoritaires de protection de la nature mais parce que beaucoup de ces sortes de normes, à tel moment, telle circonstance, peuvent entrer en conflit les unes contre les autres. Cela peut pousser à présenter d'autres règles et puis encore d'autres règles jusqu'à la fin des temps. En fait, Taylor montre une direction viable, à charge pour nous de les appliquer au mieux et non de les éluder.
Encore un peu de jargon. Pour juger d'une action – est-elle bonne ou mauvaise ? – vous ne vous souciez au départ que de sa conformité avec un principe de base, avec des devoirs moraux alors vous faites du « déontologisme », c'est ce que fait Taylor. Ou bien, vous vous référez en premier aux conséquences de l'action, vous faites alors du « conséquentialisme » ce que font Aldo Léopold et les écocentristes qui vont succéder ici à Taylor.
5 – Que tirer de Taylor ?
- Cohérence de pensée. Des commentateurs admettent que la pensée de Taylor n'est pas faite de bric et de broc mais cohérente, cela leur plait beaucoup, la plupart d'entre eux étant de super-cartésiens.
- Renversement de la preuve. Actuellement ce sont les contestataires d'un projet – naturalistes, écologistes – qui doivent prouver que tel aménagement envisagé aura des impacts regrettables sur la nature. Avec Taylor et dans le principe, ce n'est plus ça. Reconnaître une valeur intrinsèque, une valeur inhérente à un être vivant contraint à ne pouvoir disposer de celui-ci à son gré, sans regard pour son « bien ». Les aménageurs doivent prouver que « l'importance des bénéfices retirés justifie le sacrifice d'une chose qui aurait une valeur intrinsèque. »
Après les louanges, les blâmes.
- La principale condamnation porte sur le principe de l'égalitarisme : les êtres vivants ont tous même statut. En fait, ce grief n'est pas à porter au débit du seul Taylor, du seul biocentrisme, toutes les pensées non A, toute l'éthique environnement sont peu ou prou dans ce fleuve.
- le biocentrisme serait inapplicable. Il le serait parce qu'une pensée portant sur l'individu n'est pas applicable. On ne peut se soucier de chaque être vivant, avec la meilleure volonté possible. Pour l'homme, seulement vivre serait une mission impossible. De plus, concrètement, essayez donc de loger les 4 règles et 5 principes de Taylor dans le Code civil ou le Code des impôts ! Au total, cette éthique ne pourrait produire de critères de décision, de modes d'actions efficaces pour la protection de la nature. Peut-être ne faut-il pas trop forcer cette faiblesse ; après tout, des listes officielles d'espèces protégées fleurissent en de nombreux pays ; elles s'appliquent aux espèces, d'accord ! mais ça se traduit, de fait, par des protections d'individus.
Impressions d'ensemble
Avec Schweitzer (chap 3), nous avons rencontré ce reproche de non applicabilité de réflexions, réactions et sentiments. Mais comme Schweitzer, Taylor aura justifié sa vie s'il a contribué, même faiblement, à nous sensibiliser un peu plus au respect de la vie, s'il a facilité un état d'esprit tel que lors d'occasions propices – ou que nous rendons propices – nous agirons effectivement pour le « bien » d'êtres vivants.
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ECOCENTRISME
L'écosystème est au centre de la nature et non plus l'individu comme avec Taylor. Petit rappel : l'écosystème est constitué des êtres qui y vivent et du biotope, l'inerte, le sol, l'humidité, etc. Le maître fondateur, celui reconnu aujourd'hui comme tel, est Aldo LEOPOLD. Son disciple le plus connu : John Baird CALLICOTT.
Aldo LEOPOLD : son CV (1887-1948)
Fonctionnaire des Etats-Unis ; il a travaillé dans des services de gestion de forêts. Son grade devait être équivalent à celui d'Ingénieur du Génie rural et des eaux et forêts (IGREF) de nos administrations, il serait un IGREF ayant bien tourné. Dans les années 1920, il est banal conformiste ainsi qu'il convient de l'être là-bas comme ici si l'on rêve d'une bonne carrière. A partir des années 1930, virage vers l'écologie. Des débats sur la gestion des prédateurs et des animaux « nuisibles » lui ouvrent l'esprit. Il s'élève non dans la hiérarchie mais dans la compréhension de la nature. Titre concret de gloire : la mise en réserve de 200.000 hectares d'une forêt domaniale dans l'Etat du Nouveau Mexique. En 1933, il est nommé professeur dans une Université de l'Etat du Wisconsin, son cours s'appelle « Ecologie de la vie sauvage ». Vers 1938, il s'est acheté une ferme abandonnée vers Baraboo dans le Wisconsin ce qui rappelle Thoreau avec sa cabane en bordure du lac Walden.
Léopold a beaucoup écrit, souvent du technique, mais il est principalement connu pour son ouvrage phare : « Almanach d'un comté des sables » paru en 1949 et traduit en français en 1995. (Ed. Aubier). Il n'en retirera aucune renommée, il meurt un an avant sa publication, victime d'un accident cardiaque alors qu'il luttait un incendie déclaré chez des voisins à Baraboo. Tout récemment, une anthologie de certains de ses articles a été éditée en français (« La conscience écologique », Ed. Wildproject, 2013). Maintenant, commentons ou paraphrasons « L'Almanach ».
L' « Almanach du comté des sables »
Préface de l'édition française
JMG Le Clézio, pas encore prix Nobel de littérature, écrit cette préface. Ce semble être un léopoldiste convaincu ; il vante la rigueur scientifique, la profondeur de l'œuvre : « un livre qui nous fait le plus grand bien, qu'il faut avoir dans son sac ou sa bibliothèque. » Il admire un prophète : « la semence de ses mots promet des moissons futures. » Lui, le grand écrivain, est naturellement sensible à la musique des mots qui fait surgir « les odeurs, les couleurs, les frissons dans tous ces noms qui écrivent le poème de la terre ». La traduction n'affaiblit pas la musique : lire « L'Almanach » est un plaisir.
Un peu d'arithmétique avant de poursuivre. 75 % du texte sont des descriptions, de la poésie, de l'humour mâtinés de réflexions. Le reste, le « sérieux » n'est donc que de 25 % et là dedans la partie fameuse dite « éthique de la terre » n'occupe qu'une trentaine de pages.
Maintenant mouillons le pouce et feuilletons.
1re partie. Titre : l'Almanach !
Les anciens se souviennent sûrement des almanachs de leur enfance : pages groupées par mois avec pour chacun : anecdotes, conseils culinaires potagers, charades et blagues. Celui de Léopold est structuré de même avec un chant de la terre par mois. Voici la moufette, petit animal de la famille du putois ou de la martre, qui se réveille en Janvier ; en Février, sciage d'une grosse bûche de bon chêne qui fait revenir dans le passé, cernes après cernes. Retour magique des oies aussi en Février, enthousiasme des carpes, danse céleste de la bécasse en Avril, destin raconté en Juillet d'une petite plante qui disparaît anonyme et qui fut l'expression de la grande Prairie américaine (« silphinium » ou plante à compas), chorale secrète des cailles en Septembre, etc.
2e partie : quelques croquis
Léopold présente cette partie ainsi : échantillon honorable des questions qu'on regroupe sous le terme écologie. C'est une balade et une ballade en différents endroits des Etats-Unis avec descriptions, indignations, bilans. Illustrations : dans le Wisconsin, « l'élégie des marais », l'incroyable histoire d'un habitat naturel depuis l'ère glaciaire avec la grue comme trompette de l'évolution. Ou encore des marécages rescapés du temps. Le « Comté des sables » qui fait jouir de la richesse des terres dites « pauvres ». Ce monument au dernier pigeon d'une certaine espèce que plus jamais aucun homme ne verra (merci la chasse sportive !) : spectacle d'ouragan, une phalange d'oiseaux victorieux ouvrant la route du printemps dans le ciel de mars et chassant l'hiver.
C'est dans cette partie que Léopold rappelle que nous ne sommes qu'un compagnon voyageur des autres espèces dans l'évolution, que le sentiment de fraternité aurait dû créer en nous un désir de vivre et laisser vivre. En Illinois ou Iowa, discussions sur des politiques touristiques telle que l'accessibilité généralisée aux sites et qui détruit les sites (politique française actuelle à tous niveaux).
Arrêtons-nous un instant sur « Penser comme une montage », passage cité et re-cité jusqu'à plus soif. On avait jugé qu'il y avait trop de méchants loups dans la nature, on les a exterminés. Leurs prédateurs disparus, les cerfs se sont développés, broutant sans compter buissons et plantes de la montagne. Puis parce que trop nombreux par rapport à ce que la nature pouvait leur offrir en nourriture, ces herbivores ont périclité. Léopold confesse hardiment n'avoir pas tout de suite compris l'histoire car voici la leçon : « seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup ».
Encore d'autres étapes, d'autres croquis, voici un court florilège des réflexions les escortant. Absence totale de fierté à bien gérer les plantes. L'éducation à l'environnement apprend à voir une chose en devenant aveugle à une autre. Notre distance à la nature vient peut-être de ce que nous sommes trop récents sur terre ; si notre race était aussi ancienne que celle des grèbes nous saisirions son cri. Conseil nostalgique : ne jamais revenir sur un lieu que nous vîmes sauvage et magnifique, il ne l'est plus : ce serait en ternir le souvenir.
L'écocentrisme, jusque là, n'est pas explicite mais il est quand même implicite. Léopold ressent la nature, en particulier, à travers ses activités de chasseur. Il n'a pas pour l'être vivant la réaction de Schweitzer ni de Taylor. Il sait dessiner de beaux tableaux : « l'oiseau tomba mort dans une pluie de plumes et de feuilles dorées. », avec la louve qui meurt, le tireur voit « une flamme verte s'éteindre dans ses yeux », et la « danse céleste » de la bécasse l'exalte ; pour autant, il se garde bien de suspendre son arme à jamais à un clou mais au mieux modérera-t-il sa pression sur la gâchette. Son souci n'est pas l'animal qui souffre pour son plaisir de chasseur mais l'ensemble, l'espèce, dont il faut assurer la survie en gérant convenablement la vie sauvage. Léopold prêche toutefois pour une éthique de la chasse ; il fustige les nemrods, les porte-carabines de son temps, les tirs en réponse à la beauté, les chasseurs embusqués près de leurs voitures, les administrations préoccupées de fournir aux chasseurs toujours davantage de cibles ; c'est fou : on se croirait non dans les Etats-Unis du début du 20e siècle mais dans la France des débuts du 21e.
3e et dernière partie : « en fin de compte »
Elle présente, écrit Léopold, en termes plus techniques (au revoir poésie !) « quelques unes des idées par lesquelles nous autres dissidents rationalisons notre dissidence ». Seul le lecteur gagné d'avance peut travailler ces questions, ajoute –t-il lucidement hélas ! Soixante dix pages à lire en prenant son temps, en prenant des notes. Nous ne ferons que frôler en n'omettant pas cependant de reproduire les quelques phrases devenues historiques et qui émeuvent toujours les écologistes de tous pays.
D'abord de l'intérêt pour les espaces vierges, en y incluant les espaces qui furent exploités et qui, aujourd'hui, ne le sont plus ; leur physiologie est restée « normale », ils sont une référence scientifique de gestion non destructrice, ils sont des mises en évidences de chaînes de dépendances (refrain de l'auteur). Donc : un plaidoyer pour la sauvegarde de restes de sauvageries qui, au minimum, informeront demain sur ce qui a existé à notre époque. Sans trop d'illusions ! Des protections ont été instaurées mais combien elles sont précaires ! Au total tout se passe comme s'il n'y avait nulle autre solution que leur régression avec toujours plus d'équipement ici et là et finalement partout. Et puis à quoi bon des protections de sauvageries s'il n'y a plus de sauvages, plus de faunes ? Dans un tel contexte, la protection n'est guère plus qu'un cataplasme sur une jambe de bois. Là encore, on se croirait dans la France des années 2010. Quant aux « pratiques que nous appelons maintenant "protection de l'environnement" (elles) sont pour une large part des soulagements partiels apportés à la douleur biotique. Elles sont nécessaires mais il ne faut pas les confondre avec un traitement ».
Quelle tristesse que d'être incapables d'apprécier la valeur du théâtre qu'est la nature sauvage, d'être incapables de jouir du grand spectacle de l'évolution ! Le combat des volontaires pour la nature est digne de David contre Goliath, des militants en permanence à l'affût des dégradations, prêts à passer à l'action partout, à n'importe quel moment.
Venons-en aux pages dites de « land ethic », expression traduite par « éthique de la terre » ou non traduite. Voici une des phrases historiques, une des phrases fondatrices de l'écocentrisme : « L'éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l'eau, les plantes et les animaux ou collectivement la terre. ». Dit autrement : « notre problème est d'étendre la conscience sociale de manière à y inclure la terre. ». L'homme n'est qu'un membre parmi d'autres d'une équipe biotique.
Le défi est de rechercher une éthique dans un monde hostile ; la relation avec la terre n'est qu'économique. D'où cette amertume : pour faire passer un argument écologique, il faut le travestir en économique, censurer ce qui justement devrait être dit. Exemple : pour défendre ces animaux perfidement qualifiés de « nuisibles » tel que le renard, il faut passer par un bilan comptable entre leurs nuisances vis-à-vis d'intérêts privés et leurs apports positifs pour ces mêmes intérêts quand ils consomment d'autres animaux eux aussi baptisés « nuisibles » ( mulots et autres rongeurs). Ceux qui devraient intégrer l'écologie plus que n'importe qui – propriétaires ou exploitants – en sont les plus éloignés. Dès que faire du bien à la terre s'impose quelque part mais sans profits financiers, les sébiles des plus riches se tendent. On renvoie au budget de l'Etat, au budget de tous les citoyens. Où enseigne t-on l'obligation morale ? La fin de l'ouvrage approche, Léopold, vulgarisateur talentueux tient à nous présenter la « pyramide de la terre » : superposition de couches allant du sol aux grands prédateurs, la terre n'étant pas que le sol mais « une fontaine d'énergie qui traverse un circuit de sol, de plantes, d'animaux ». Tiens ! Cette énergie n'évoquerait-t-elle pas, sur les bords, « l'énergie vitale » d'un penseur français ?
Ne sautez pas le peu de pages qui reste. C'est à l'avant dernière page, comme dans les romans policiers, qu'est formulé le commandement de l'écocentrisme : « Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu'en termes de ce qui est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu'elle tend à préserver l'intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste quand elle tend à l'inverse. »
Comment une relation avec la terre peut-elle exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle, sans une grande considération pour sa valeur, s'est demandé Léopold quelques lignes avant.
Le succès de « l'Almanach » a été considérable. Ce fut l'une des bibles du mouvement écologiste. Son disciple, J.B. Callicott, estime qu'elle a conduit toute une génération à une nouvelle perception de la nature, à une nouvelle vision de la relation avec le monde naturel. Un historien de l'écologie, l'américain Donald Worster, relativise les compliments (« Les pionniers de l'écologie » traduction éd. Le sang de la terre, 2009). Selon cet envieux et en dépit d'apparences contraires, Léopold n'arriverait pas à se débarrasser des logiques purement économiques et il balancerait entre écologie et économie. De plus, toujours incohérent avec lui-même, ses modèles explicatifs relèveraient tantôt du mécanisme (la terre est comme une machine), tantôt de l'organicisme (la terre est comme un organe). Nous ne voyons pas du tout les choses sous cet angle. Si l'influence de Léopold, aidé par des qualités littéraires affirmées, a été si profonde, c'est parce qu'il n'était pas un philosophe de profession, parce qu'il a voulu affronter le réel avec ses incohérences, pas seulement avec des mots mais avec une expérience de terrain sans cesse interrogée et replacée dans l'histoire du vivant...
Après le maître, le disciple : John Baird CALICOTT (JBC)
CV de JBC :
Né en 1941, JBC n'aura pas connu Léopold n'ayant que 8 ans à la mort de ce dernier. Ce fut un professeur de philosophie au Texas USA. L'ouvrage qui marque son entrée sur la scène de l'éthique environnementale serait : « In Defence of the Land Ethic » (1989). Avec lui, nous disposons de 3 ou 4 ouvrages traduits en français. Nous l'avons appelé à notre secours au chapitre 3 du présent essai avec « Pensées de la terre », il nous a aidé à détecter des pensées écologiques dans les sagesses d'Extrême-Orient. Ici, ouvrons les deux suivants :
- « Ethique de la terre », recueil d'essais (Ed. Wildproject, 1995) (ET).
- « La valeur intrinsèque dans la nature : une analyse métaéthique » Cet article figure dans l'anthologie déjà ouverte avec l'auteur précédent, Taylor. (Ant).
Qui veut résumer JBC dira qu'il a approfondi, actualisé les réflexions de Léopold mais c'est peut-être résumer grossièrement.
La valeur en soi
Tout se passe comme si Léopold avait ignoré l'expression « valeur en soi » ou « valeur intrinsèque », ça se comprend, cette notion n'était pas encore dans l'air de son temps mais après tout ça ne change rien au fond du débat. JBC n'élargit pas la palette des valeurs, il en reste aux deux classiques : valeur instrumentale et valeur intrinsèque (ou en soi).
« Certains prétendent que seuls des organismes individuels peuvent avoir une valeur intrinsèque ; d'autres (dont je suis) considèrent que des "superorganismes" comme des espèces, des communautés biotiques, des écosystèmes, la biosphère tout entière ont aussi une valeur intrinsèque » (ET39). Les organismes « sont des moments de ce réseau, des noeuds dans le tissu de la vie ». (ET97). A nouveau la musique du chef indien Seattle.
Pour que la valeur intrinsèque soit efficace ou simplement soit, il faut un être capable de l'évaluer, de la mettre en lumière. En pratique, ce quelqu'un c'est l'homme. Mais attention ! Si l'homme a ce rôle, cela ne change en rien la valeur intrinsèque car celle-ci s'impose à lui. Afeissa, le responsable de l'anthologie ci-dessus fait ce commentaire : c'est une chose que toute valorisation est le fait de l'homme, c'en est une autre que de conclure que par conséquent toute valeur est instrumentale, sert les intérêts de l'homme. Pour JBC, toute valeur ne rend pas inviolable qui la possède sinon tout serait figé. Alors que beaucoup de penseurs ou aide penseurs ou commentateurs s'interrogent sur l'efficacité de ce concept de valeur, lui, JBC n'en doute pas un seul instant. « Si la valeur intrinsèque de la nature était officiellement reconnue, on continuerait d'exploiter la nature mais de semblables contraintes (analogie avec les êtres humains) seraient mises pour limiter cette exploitation » (ET39). Et encore : « Mais lorsque le concept de valeur en soi sort de la tour d'ivoire, il est incroyablement puissant. Il permet aux militants et activistes d'articuler ce qui serait demeure des intuitions sans cohérence ». (Entretiens sur site Wildproject).
L'histoire d'Edwin Pister racontée par JBC (ET.72)
Pister, biologiste, s'intéressait très fort à un certain poisson du désert. Lorsque celui-ci a été menacé par des nuisances dues à l'agriculture intensive, il est allé jusqu'à saisir la Cour Suprême des Etats-Unis. Ses amis pêcheurs s'étonnaient de cet activisme, ils lui demandaient à quoi servait l'animal. Ils confirmaient la position traditionnelle selon laquelle la nature n'a d'intérêt que si elle sert. Edwin, soucieux de ne pas apparaître comme un marginal, expliquait que ce poisson était capable de vivre dans des eaux plus salées que l'eau de mer, on pouvait, de ce fait, en l'examinant scientifiquement, découvrir des traitements pour maladies rénales. Parfois, il osait un peu d'éthique mais pas trop. Puis un jour, il en eut assez. A qui l'interrogea à nouveau : mais à quoi sert donc ton poisson, il répondit tout de go : et toi, à quoi sers-tu ?
Léopold reformulé
L'éthique écocentriste est liée à la science. Darwin en est une des lumières. En passant, notons que se pose ici la question générale et classique ; la science (l'écologie) a-t-elle quelque chose à voir – un peu, beaucoup, pas du tout - avec l'éthique ? Mais la science évolue et pour au moins rester en cohérence avec elle, l'éthique doit évoluer, s'adapter en se reformulant.
Léopold a exploré les longues périodes de l'évolution ; les changements dans cette perspective sont lents. Aujourd'hui, la crise écologique se déploie sur du temps plus court, la biodiversité régresse à une vitesse implacable, les changements sont plus nombreux, plus rapprochés. Bref ! On admet que ces écosystèmes, ces paysages qui donnaient l'impression d'être immuables, se transforment, évoluent, meurent. Quand on s'écrie « équilibre de la nature », il faut préciser son propos. Maintenant, relisez la formule de Léopold, celle qui commence par « Une chose est bonne… ».JBC l'adapte au présent, ce qui donne : « Une chose est juste quand elle tend à perturber la communauté biotique sur une échelle de temps et d'espace normale. Elle est mauvaise quand il en va autrement » (ET197). Comprenons sans doute qu'une chose est bonne lorsque la perturbation humaine n'empêche pas les choses de fonctionner trop différemment de ce qui se serait passé sans celle-ci.
JBC en 6 mots-clés
Un commentateur nous dévoile JBC en 6 mots clés (Article sur le site Wildproject). Nous aurions tort n'est ce pas, de ne pas vous faire profiter de cette aubaine par quelques prélèvements mesurés,. Nous mettons en italique le verbe de JBC et en normal celui du commentateur. L'écocentrisme ne s'affiche pas toujours mais il est toujours sous-jacent.
- Ethique de la terre (Land Ethic).« La nouvelle frontière de l‘éthique à l'ère du " village planétaire" sera une éthique qui intègrera le monde non humain dont nous provenons, et avec lequel nous sommes solidaires : ce sera une éthique de la terre. L'oeuvre de Callicott consiste à élaborer les contours de cette nouvelle ère de la civilisation. »
- Modernité : « Refondre l'ensemble des questions philosophiques à partir d'une nouvelle conception de la nature. »
- Nature. « Les progrès de la science au XXe siècle (en écologie comme en physique) plaident pour l'élaboration d'une nouvelle représentation de la nature comme système organique d'énergie ».
- Energie. « l'énergie semble une réalité plus fondamentale et plus primitive que les objets matériels ou les entités distinctes».
- Economie post-industrielle. Objectif ou espoir : « mettre notre environnement artificiel en harmonie avec l'environnement naturel. »
- Philosophie. . « « Le besoin est aujourd'hui plus grand que jamais pour les philosophes de retrouver leur ancienne fonction – de redéfinir l'image du monde, en réponse à une expérience humaine inéluctablement transformée, et à une marée d'informations et d'idées nouvelles venues des sciences ; de chercher de quelle nouvelle façon nous pourrions, nous autres hommes, imaginer notre place et notre rôle dans la nature ; et de trouver comment ces grandes nouvelles idées pourraient modifier nos valeurs, en réajustant notre sens du devoir.. ». Je n'osais le dire : quand je lis des perspectives où l'écologie n'est pas, elles me semblent vides.
L'écocentrisme est-il fasciste ?
Toujours du jargon : holisme ; traduction : le tout est supérieur à la somme des parties. Une communauté est supérieure au seul total des individus qui la composent. Il y a du holisme dans l'écocentrisme, Léopold et Callicott mettent de la valeur dans les écosystèmes et non dans l'individu comme Taylor ; de là, il suffirait, disent certains, d'un léger souffle pour passer de l'écocentrisme au fascisme dans lequel la personne disparaît au profit de la cause. Bien sûr, protéger l'écosystème qui permet la vie d'espèces donc in fine d'individus, exige une discipline des individus, une limitation du droit à tout faire sur la nature mais les limitations de vitesse, les sens interdits doivent-ils être alors qualifiés de fascistes ? Relisez « l'Almanach » et dites précisément où se cache le fascisme. Léopold préconise, souhaite des mesures environnementales du type, dans son esprit, de celles que l'on commençait à appliquer dans son pays, de celles que les administrations de l'environnement dans les pays qui en ont, s'efforcent aujourd'hui de mettre en œuvre. Ces accusations à allure vertueuses, dans de nombreux cas semblent bien n'avoir comme visée que de discréditer toute l'écologie. Bon ! Ce mouvement d'humeur passé, ne rejetons pas l'accusation par-dessous la jambe. Il est vrai que le tout a vocation à être totalitaire, les ensembles peuvent imposer le sacrifice de l'individu au nom d'un idéal supposé, voire frelaté, ce qu'illustre l'histoire des religions ou des nationalismes dans le monde. Et, argument d'autorité, JBC lui-même répond. Sa riposte est du style pelure d'oignons, ou si vous préférer cercles concentriques, « accrétion » écrit-il. L'éthique écocentriste s'ajoute à l'éthique proprement humaine, celle qui devrait régler les problèmes entre hommes seuls. Elle ne la supprime pas. Il se crée comme de nouveaux cercles chaque fois qu'il se produit une évolution humaine. Chaque cercle correspond à une « communauté socio éthique émergente. » Les obligations de la communauté qu'élargit Léopold laissent « intacts nos liens sociaux les plus intimes et nos allégeances envers les communautés proches ».
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ECOLOGIE PROFONDE (EP)
« L'écologie profonde » c'est du biocentrisme, de l'écocentrisme mais surtout, oui surtout la recherche d'une sagesse écologique. Afeissa auquel nous devons l'anthologie dans laquelle nous puisons à pleines mains en donne une définition dans un de ses articles (« Arne Naess, (1913-2009), décès du fondateur de la deep ecology », Janvier 2009, en ligne sur le site « Nonfiction »). C'est une bonne introduction à notre présentation.
L'EP ou « deep ecology » est « une vaste nébuleuse intellectuelle où se mêlent indistinctement des éléments de spiritualité, des données d'analyse scientifique, des propositions métaphysiques, toute une philosophie de l'environnement que Naess développera patiemment jusqu'à la fin de sa vie non pas dans la solitude du penseur génial mais dans la collaboration étroite avec un nombre de plus en plus grand de disciples, d'amis et de collègues qui transformeront la "deep ecology" en une plateforme de principes d'inspiration expressément pluraliste et en un mouvement socio-politique d'envergure mondiale ».
Arne NAESS est le père de l'EP. Quelques noms l'accompagnent, William Fox l'australien, Bill Devall ou Georges Sessions. A ce jour, ils n'ont pas été traduits alors nous n'en parlerons pas.
La rumeur
Dans une ambiance occidentale très anthropocentriste (A), l'EP a été Satan. Elle a été le sac où l'on fourrait tout ce qui ne mettait pas l'homme au centre de tout, univers, nature ou même tout simplement ceux qui militaient pour la protection de la nature hors toute théorie, on refermait le sac et hop ! on le jetait à la mer. L'EP a été, est peut être encore, l'objet d'une manipulation permettant de discréditer toute discussion sur la pensée écologique, au total de nier la crise écologique ; encore aujourd'hui, tout auteur qui se veut présentable se doit de l'éreinter, sans soucis excessifs quant au sérieux des attaques. Mais la rumeur meurt, des traductions en français de Naess sont parues, on ne peut plus affirmer n'importe quoi en fonction de ses seules pulsions.
CV d'Arne NAESS (AN)
AN (1912-2009) fut un professeur de philo aux USA. Et bien non ! Professeur de philo oui mais dans le pays des vikings, son pays, la Norvège. Ses trois frères et sa sœur, fortunés, l'ont soutenu lui dont le style de vie fut plutôt frugal. Il se ressentait un peu comme Gandhi observant : « Beaucoup de gens dépensent beaucoup d'argent pour me permettre de vivre pauvrement. » (« Vers l'écologie profonde », ci-après, p293). Ses travaux philosophiques l'ont d'abord mené en divers lieux dont Vienne (Autriche). Là, il a approfondi certaines controverses sur les mots, la clarté des mots, leur précision etc. Ca se retrouvera dans sa marche vers la sagesse écologique. Puis, il a été nommé professeur de philosophie à Oslo. Enfin, un peu au-delà de la cinquantaine : changement de cap, l'écologie l'accroche. Il reconnaît avoir été réveillé, entre autres, par l'ouvrage de la scientifique Rachel Carson, « Le printemps silencieux » dénonçant l'usage néfaste des pesticides.
L'homme. Faire le procès d'une pensée n'est pas toujours facile, il faut réfléchir, s'expliquer. Alors, celle ou celui que le scrupule n'étouffe pas fait le procès du penseur. AN n'a sans doute pas été un ange, mais comme tout le monde avec des défauts et des qualités ; cela dit, de façon générale il ne donne aucune prise au calomniateur le plus acharné. Quelques faits de sa vie où l'on apprécie le penseur sous les traits du militant engagé : résistant sous l'occupation nazie ce qui selon ses amis est en cohérence avec son attitude globale d'opposition à tout totalitarisme fut-il présenté comme issu de ses textes. Ecolo activiste, il s'est enchaîné près d'un fjord de son pays dans lequel était prévu un barrage, la police l'en a dégagé manu militari. Il a tâté de la politique avec un parti vert mais a abandonné, la politique n'étant pas son fort. Comme Thoreau avec sa cabane sur les rives du lac Walden ou Léopold avec sa ferme Baraboo, Naess aura son refuge au pied d'un précipice d'une montagne de Norvège centrale, au lieu-dit « Tvergastein ».
Les biographies relévent le goût d'AN pour l'escalade qu'il commença tôt et finit tard dans sa vie. Escalade et écologie, y t-il quelque part un rapport ? Naess répond : « Cette conscience est telle que plus nous sentons petits par rapport aux montagnes, plus nous parvenons à prendre part à leur grandeur.» Cette conscience est celle « de faire partie de la nature ».
C'est tout récemment encore, qu'en France, l'on faisait de Naess un Dracula. Il n'a rien eu d'un philosophe maudit mais a vécu en personnalité renommée ; en son pays en premier lieu où il a été honoré (exemple : fait chevalier par le Roi de Norvège) mais encore dans de nombreux autres Etats. Dans l'ensemble, il lui est reconnu une conscience morale dont « l'approche humaniste et pluraliste n'a jamais laissé aucun doute ».
Ouvrages traduits et exploités ici :
- « Le mouvement d'écologie superficielle et le mouvement d'écologie profonde de longue portée. Une présentation. » (Texte de 1973 retenu dans l'Anthologie d'Afeissa et que nous baptiserons plus loin « Manifeste » (Ant )
- « Vers l'écologie profonde » (Ed Wilproject, 2009) (VEP)
- « Ecologie, communauté et style de vie » (Edition MD 2008) (ECSV)
Manières de dire et de se comporter : une prudence et une méfiance sans égales
a – manières de dire
Dès le début de sa carrière AN s'est intéressé à l'expression des opinions. Sa prudence est telle, va si loin, qu'il semble nous prendre tous pour des sages ou des saints. Il louvoie entre précisions nécessaires et refus de définitions fermes qui faussent la discussion (VEP306). Les termes généraux et vagues que nous stigmatisons volontiers ont pour lui l'avantage d'éviter d'enfermer trop tôt des propositions dans des mots. Nous devons toujours laisser un espace pour que puissent naître des alternatives (ECSV179). Sachons que le même fait peut donner lieu à plusieurs et différentes descriptions aussi valides les unes que les autres. Déceler et comprendre les erreurs de formulations. AN met au clair hypothèses et normes et en surveille les dérivations, les passages des premières vers les secondes ou entre elles. Lorsque quelqu'un, dont soi-même, avance une conclusion, en rechercher la fondation ultime, l'hypothèse fondatrice et voir comment l'on va du fondement à la conclusion.
Qu'il s'agisse de la « plateforme », de son écosophie ou de n'importe laquelle de ses propositions, Naess n'a de cesse de souligner que c'est provisoire, personnel et qu'il importe au plus haut point que chacun l'examine afin de l'accepter, de la rectifier, de la rejeter, de la remplacer. Toutefois, d'un autre côté, c'est clair : tolérer n'est pas abandonner sa propre conviction (VEP201), et il est bon de toujours clamer haut et fort ses propres valeurs (ECSV109).
b – communiquer correctement
Deux raisons conduisent à favoriser la non violence. En premier, par principe, au nom de valeurs. En second, par efficacité ; agresser verbalement un interlocuteur n'est pas le meilleur moyen pour le convaincre que ce que vous lui annoncez est bon et bien. Naess, expert de la pensée de Gandhi et gandhiste lui-même, liste des règles de non violence jouant sur les deux tableaux. (ECSV p221/223). En voici un court échantillonnage.
N1 - Agis et lutte au sein d'un groupe mais agis toujours en tant que personne autonome et de manière à réduire au maximum et universellement la violence.
N3 - N'aie jamais recours à la violence contre tes adversaires.
H4 - Vous pouvez donner à votre lutte un caractère constructif seulement si vous la concevez et l'envisagez comme une lutte en faveur des êtres vivants et de certaines valeurs, en combattant ainsi les antagonismes et non les antagonistes.
H13 – Plus votre opposant comprend votre conduite et votre cas, moins vous aurez de risques qu'il fasse usage de la violence.
H14 – Chez tout opposant, il y a une forte disposition à se laisser convaincre en fin de compte par un appel persistant, sincère, intelligent et résolu en faveur d'une bonne cause.
H16 – La tendance à mal juger et à mal comprendre votre opposant accroît votre tendance à recourir tous les deux à la violence.
N8 – N'humiliez pas ou ne provoquez pas votre opposant.
N10 – Cherchez des descriptions non biaisées dans toutes choses.
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Nous allons séparer, traiter comme distincts, d'une part, l'aspect « technique » classique de la réflexion écologique et d'autre part, la recherche de la sagesse (écosophie). C'est très arbitraire car tout se tient, « Manifeste » et « Plateforme » sont de l'écosophie mais cette séparation est commode pour présenter la pensée de Naess.
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Le « Manifeste »
Rappel du vrai titre : « Le mouvement d'écologie superficielle et le mouvement d'écologie profonde de longue portée. Une présentation. » (Ant 51 et suivantes).
Texte fondateur (une dizaine de pages) de l'éthique environnementale dans son ensemble, le premier médiatiquement connu (1973). Il s'ouvre directement sur la désormais célèbre distinction entre écologie superficielle et écologie profonde. La première est celle qui domine (tout est relatif) dans les cercles environnementaux et autres, la seconde est encore peu influente. Naess définit l'écologie superficielle en peu de mots, il est vrai que c'est celle officielle, de notre quotidien, il la définit par ses actes : « Lutter contre la pollution et l'épuisement des ressources. Objectif central : la santé et l'affluence des populations dans les pays peu développés. » (Ant. 51). Elle s'occupe des effets non des causes donc elle va dans le mur.
Puis, Naess décline les 7 points de l'écologie profonde.
1 – L'homme n'est pas un être parachuté dans l'environnement, il est un nœud au sein d'un réseau de relations intrinsèques.
2 – Droit égal pour tous, hommes et tous êtres vivants. C'est le principe dit d'égalitarisme biosphérique. Droit de vivre et de s'épanouir pour chacun. La distribution arbitraire des rôles de maîtres et esclaves entre les êtres est aliénante pour le maître (l'homme) tout le premier. Naess et Schweitzer : même combat ?
3 – Principe de diversité et de symbiose. La diversité accroît les potentialités de survie, de développement, de richesse des êtres vivants. La lutte pour l'existence, initiée, scientifiquement parlant, par Darwin doit être interprétée comme une capacité à coexister, à coopérer au sein de relations complexes. Cela vaut pour les sociétés humaines. Naess préfère « vivre et laisser vivre » plutôt que « ou bien c'est toi ou bien c'est moi qui dégage ».
4 – Position anti-classe. Critique de l'exploitation de l'homme par l'homme puis de la nature par l'homme.
5 – Lutter contre les pollutions, contre l'épuisement des ressources. C'est le job de l'écologie superficielle mais l'écologie profonde (EP) ne peut esquiver ces questions, elle les affronte autrement. D'abord et surtout, situer ces problèmes dans la perspective des points qui précèdent. Puis, de la vigilance. Des interventions peuvent réduire la pollution en un lieu mais la créer ou l'accroître en un autre. Eviter d'être soi-même un agent d'entreprises polluantes. Eviter de servir des maîtres qui ne connaissent que l'immédiat, qui ignorent délibérément des perspectives écologiques plus larges.
6 – Complexité et complication ne sont pas à confondre, ne pas se servir de la seconde pour écarter la première.
7 – Autonomie et décentralisation des décisions. Comme une brise d'autogestion à la « Mai 1968 », du « penser globalement, agir localement ».
- Relevons parmi diverses recommandations, celle de ne jamais négliger l'opportunité politique.
L'écosophie redresse ses antennes en fin d'article, nous en parlons plus loin mais dès maintenant retenons sa définition dans ce « manifeste » : « par écosophie, j'entends une philosophie de l'harmonie ou de l'équilibre écologique » (Ant58).
Dans ce texte, du hâtif et du vague nous dit le scrupuleux Naess. Il nous recommande de continuer à chercher pour déboucher sur des propositions compréhensibles et crédibles. Le paquet ci-dessus n'en est qu'un parmi d'autres possibles. Les principes énoncés ont une allure de prescriptions : fais ceci, fais pas ça ; ceci et ça se fondant ou non sur la science. Ce sont les nécessités de présentation qui conduisent à ce ton impérieux, s'excuse notre norvégien.
La « Plateforme »
Liste de 8 recommandations ou 8 thèses ou 8 propositions ou 8 x. Selon Naess et son partenaire en la circonstance, Georges Sessions, elle est le plus petit dénominateur commun, tel qu'il lui semble, des adeptes de l'éthique environnementale, ou encore un abri consensuel ou un fil conducteur ou une base de départ. L'auteur, le contraire vous aurait étonné, attend de ses lecteurs qu'ils clarifient, remplacent, etc. Car la plateforme doit être absolument pluraliste. Celle-ci, au demeurant s'est transformée au cours du temps : modifications d'écritures pour quelques articles ; à un certain stade, ajout de celui sur l'impact de la population humaine. Celle qui suit semble être la dernière en date (ECSV61).
1 – L'épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non humaines est indépendante de l'utilité qu'elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées.
2 – La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elle-même et contribuent à l'épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre.
3 – Les humains n'ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour satisfaire des besoins vitaux.
4 – Actuellement, les interventions humaines dans le monde non humain sont excessives et détériorent rapidement la situation.
5 – L'épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population humaine. L'épanouissement de la vie non humaine nécessite une telle baisse.
6 – Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos lignes de conduites. Cela concerne les structures économiques, technologiques et idéologiques fondamentales.
7 – Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie (en restant dans un état de valeur intrinsèque) plutôt que de s'en tenir à un haut niveau de vie. Il faut se concentrer sérieusement sur la différence entre ce qui est abondant et ce qui est grand ou magnifique.
8 – Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l'obligation morale d'essayer, directement ou non, de mettre en œuvre les changements nécessaires.
Que Naess me pardonne ! Je lui lyophilise sa plateforme mais c'est pour qu'on la retienne plus facilement.
- Humains et non humains sont des valeurs en soi.
- Variété et diversité des êtres vivants sont des valeurs en soi.
- L'homme ne doit réduire ni cette variété, ni cette diversité sauf besoins vitaux.
- Diminuer la population humaine : bon pour l'homme, nécessaire pour les non humains.
- Les hommes pèsent trop et toujours davantage sur les non humains.
- Il faut changer profondément économie, technologies, idéologies.
- Pour la qualité de la vie : préférer « mieux » à « toujours plus ».
- Vous êtes d'accord ? Alors remuez-vous.
Manifeste et Plateforme comme secousses sismiques
Réactions sur quelques unes des secousses.
- Valeurs en soi des êtres humain et non humain ou égalitarisme desespèces, ce fut dans les années 1970 du neuf et du stupéfiant en Occident, l'Extrême Orient semblant plus proche de cette idée. Des décennies sont passées. Les pensées non A se sont un peu répandues dans notre monde ou, du moins,ont été actées, parfois débattues. Et pourtant, sauf ardeurs nouvelles à convaincre adéquatement, la route qui mène à l'harmonie avec la nature est encore longue.
- Population
En phase avec la plupart des scientifiques de l'écologie, AN s'effraie du considérable accroissement actuel de la population humaine mondiale. Les toutes premières phrases de son ouvrage ECSV portent sur la démographie (ECSV53). « L'espèce humaine est la première sur Terre ayant la capacité intellectuelle de réduire son nombre consciemment et de vivre dans un équilibre durable et dynamique avec les autres formes de vie. Nous, êtres humains, pouvons saisir la diversité de notre environnement et en prendre soin. » Il faut agir : « La stabilisation et la réduction de la population humaine prendront du temps et il est nécessaire de développer des stratégies intérimaires. Mais la complaisance actuelle ne doit en rien être excusée. » (ECSV63). Sans doute qu'avec des changements profonds de consommations de la part des milliards d'humains existants, les pressions actuelles de l'homme sur la planète seraient fortement atténuées mais on ne peut espérer de tels changements à court terme. Pour Naess, la réduction de la population ne peut passer que par des évolutions culturelles, de nouvelles évaluations de notre place dans la nature ; conclusion : « la réduction de la population vers un niveau décent peut incidemment nécessiter un millier d'années. » (ECSV194).
- Agir
Le point 10 de la plateforme va de soi ; lorsque l'on pense que telle chose est bonne, il faut proposer, influer pour qu'elle soit adoptée par sa société puis mise en œuvre. Certes, les opinions sur ce qui, dans une politique doit être engagé en priorité, divergent. Il faut se demander préalablement : « Que doit-on faire en premier, et puis ensuite ? Qu'est ce qui est le plus urgent ? Qu'est-ce qui s'oppose nécessairement à ce qui est hautement désirable ? Les différences d'opinion sur ces questions ne doivent pas exclure une coopération vigoureuse. » (ECSV65). Insistance de Naess : agir la paix dans l'âme ; remarque de Naess ; la diversité des actes souhaitables est telle qu'il y a de la place pour tous dans le combat écologique.
Ecosophie : la grande affaire de Naess
- Principes
Naess vient de dire que l'écosophie est une philosophie de l'harmonie avec la nature. Heureusement, il en a écrit un peu plus dans ECSV. Il titre son écosophie : écosophie T ; ce T est la première lettre de son refuge « Tvergastein. Il enfonce encore le clou : à chacun de réfléchir, choisir SON écosophie.
Le mot clé est peut-être « épanouissement » mais épanouissement de soi lié à l'épanouissement de la nature. Voilà qui frôle « le sentiment cosmique » de l'historien de la pensée antique Pierre Hadot (cf. chapitre 5). L'écosophie T, selon une présentation courante consiste à passer du soi (s minuscule), l'individu volontiers égoïste, au Soi (s majuscule), Soi étendu à la nature. On ne se subordonne pas à la nature, on s'y intègre (ECSV45). On prend part à une évolution plus grandiose, plus globale que la sienne. On accorde ses besoins avec les « besoins » de la biosphère. X «pensait que l'une des conditions de la véritable réalisation de soi était l'indépendance à l'égard de son environnement. Pour Naess, la réalisation de Soi est exactement le contraire : on atteint la plénitude à travers l'empathie avec le monde, au-delà de l'ego.» (VEP34). Donc, en s'éloignant de la terre, on s'éloigne de soi-même ; protéger la nature est se protéger soi-même. L'individu, le soi, ne se dissout pas dans le Soi mais garde son intégrité. (ECSV254). Enfin, Naess souligne toujours la spécificité de l'espère humaine dans la nature (ECSV249).
C'est le caractère global qui distingue une écosophie d'une autre et non le détail. Survolons quand même quelques particularités de celle de Naess.
- un peu plus dans le concret
Le « Manifeste », la « Plateforme » sont comme des traductions pratiques de l'écosophie «T ». Ce qu'en détaille Naess dans son ECSV est devenu banal au fil du temps, banal non pas au sens que son contenu serait désormais intégré dans nos comportements mais en ce qu'il figure dans les référence de la plupart des mouvements environnementaux. Ce n'en est pas pour autant inintéressant. L'objectif : marcher d'un pas léger sur la planète. D'où condamnation des ensembles économiques, politiques qui détruisent tels que capitalisme, mondialisation, centralisation (Naess aime le local). Mise en question de la technologie et des « joies énergétiques », de la « croissance », du PNB, etc. mais aussi appuis justifiés des démarches de protection des espèces et des espaces. S'interroger sur les relations avec la science : une éthique peut s'en inspirer mais non en dériver.
Quelque part dans ECSV, l'auteur propose des principes pour « une exubérance de la nature qui soit écologiquement éthique et responsable ». (ECSV261). Les voici.
- Respect pour toute vie. Respect pour les paysages. Elimination du plaisir de chasse sauf gestion économique justifiée de la vie sauvage. Passer dans la vie sauvage sans traces.
- Eduquer en plein air aux signes de l'identification avec la vie.
- Contrainte minimum à l'encontre de la nature et autonomie maximum.
- Style de vie naturel.
- Temps d'ajustement. L'ordinaire du citoyen est assez souvent une vie stressante et agressive, savoir (pour ne pas renoncer ?) qu'une transformation en profondeur dans nos esprits vers la nature, ne se fait pas en cinq minutes.
- Etat d'esprit de Naess
- AN ne s'exprime ni en termes de droits pour la nature mais en normes de vie. Il refuse les approches à allure d'injonctions morales. Le sens de l'écologie profonde est révolutionnaire, les mesures pouvant en découler seront quant à elles réformistes.
- Promotion de la joie et du luddisme. C'est logique pour quelqu'un qui veut grimper vers le Soi. Exemple. La pollution des espèces et des espaces vous répugne. Un jour, les comportements de vos contemporains changent, la pollution est réduite. Vous vous en réjouissez. Mais votre voisin, lui, tire profit de la pollution, voyez comme il grimace de douleur ! Plus généralement, épanouir son soi dans le Soi, c'est du bonheur.
- Pas seulement le raisonnement mais aussi l'intuition. Les émotions sont bénéfiques, ni rationnelles ni irrationnelles mais puissantes. Que les mouvements écologistes aient de l'irrationnel en eux ne doit pas faire pleurer : c'est positif.
- « On ne doit jamais laisser la précision de la science épuiser le potentiel d'émerveillement qu'elle renferme » (VEP144).
- Ne pas s'enfermer en soi, s'ouvrir au sein de la nature, s'ouvrir déjà au sein de sa communauté : « il y a tant de jeunes gens qui cherchent quelque chose à faire pour servir l'humanité. Je leur ai dit : « Eh bien ! c'est facile, asseyez-vous tout simplement. Asseyez-vous auprès de quelqu'un qui éprouve une douleur extrême. C'est extraordinairement simple si l'on sait faire preuve d'empathie. » (VEP93).
- L'écosophie est un art de vivre et non une collection de normes juridiques. C'est un horizon, un projet d'itinéraire et non un point d'arrivée.
Quelques remarques avant de quitter Arne Naess et l'écologie profonde
Naess reconnaît une valeur en soi aux êtres vivants autres que l'homme, donc c'est un non A. Oui mais la démarche d'épanouissement qu'il recommande est, tout bien pesé, centrée sur l'homme, donc c'est un A. Comme quoi, l'on peut dépasser les oppositions, rejoindre en quelque sorte Claude Lévi-Strauss à la recherche d'un humanisme non dévergondé.
A s'en tenir au label « écologie profonde » Naess n'aurait-il pas échoué ? Pas de disciples en titre à la différence par exemple d'Aldo Léopold avec J.B. Callicott. Pas d'apparitions de nouvelles « plateformes » ou d'écosophies. Mais non, il n'a pas échoué ; sa pensée est toujours d'actualité : rechercher une sagesse écologique est impératif.
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Entre deux : HOLMES ROSTON III
Tout penseur se voit comme un pôle, un phare unique et jamais comme un entre-deux, sans originalité. L'expression est évidemment de notre fait et ne décrit aucune infériorité. Il nous a paru instructif de présenter un auteur se « libérant » de visions très affirmées. Avec H. Roston III, l'on rencontre du biocentrisme, de l'écocentrisme mais aussi d'autres feux.
- CV d'Holmes Roston II (HR3)
Ce nom aussi étonnant qu'il paraisse, n'est ni celui d'un roi, ni celui d'un pape mais d'un professeur émérite de philosophie dans une université du Colorado (USA). Il est né en 1923. On l'appellerait « le patriarche » parce qu'il a commencé tôt à travailler sur l'éthique de l'environnement.
Traductions françaises dont nous faisons notre miel :
- « La valeur dans la nature et la nature de la valeur » dans l'anthologie d'Afeissa (Ant).
- Interview d'HR3 sur le site « Nonfiction » 2008 (Inter).
La valeur
Parait-il que l'on pourrait coller sur le front d'HR3 l'étiquette de « chevalier de la valeur ». Callicott et Taylor se sont acharnés sur ce concept mais HR3 en aurait fait beaucoup plus. Les valeurs – rappelons-le encore même si vous commencez à en avoir assez de ce rabâchage - sont en premier lieu la valeur instrumentale – la nature n'a d'intérêt que par ses utilités – et la valeur intrinsèque ou en soi indépendante de l'usage fait de ce qui est valorisé. HR3 approfondit le sujet, distingue les colorations que peuvent prendre ces valeurs selon le regard que l'on y porte.
Promenade en valeurs
«Une vie qui ne s'examine pas ne vaut pas la peine d'être vécue ; la vie dans un monde qui n'est pas examiné ne vaut pas non plus la peine que l'on y vive. Bien des valeurs sont présentes sans que nous les remarquions. » (Ant 153).
C'est ce vif désir de traquer les valeurs présentes dans la biosphère qui nous a fait retenir HR3 parmi les « entre-deux » outre le fait incontournable de disposer d'un texte traduit. Les différentes tonalités et variations des valeurs rencontrées dans le monde nous instruit sur la meilleure manière de prendre en considération, de respecter, de protéger la nature.
HR3 nous invite à une promenade pédagogique. Point de départ : l'individu ; point d'arrivée : la Terre dans son ensemble. Sur le parcours, arrêt à certaines stations, HR3 nous dépeignant le paysage/valeur qui les environne. C'est parti !
- des hommes de valeur. Pas besoin de trop insister ici. Dans nos têtes, c'est plus qu'une évidence que l'homme a une valeur en soi et qu'il évalue les valeurs de ce qui l'entoure. Mais la valeur qu'il octroie est-elle absolument conférée par lui ou simplement découverte ? Avant que l'homme n'apparaisse dans le cours de l'évolution y avait-il de la valeur sur terre ? La conviction d'HR3 est celle-ci : « Nous autres hommes, sommes les porteurs de la lumière qui révèle la valeur bien qu'il nous faille entretenir le feu en l'alimentant à la source de la nature. » (Ant158). Des entités ont potentiellement (objectivement ?) une valeur intrinsèque, l'homme la révèle, l'allume.
- des animaux de valeur. Les animaux n'ayant pas lu Protagoras, le sophiste antique grec, ne font pas de l'homme la mesure de toutes choses. Ils sont capables de valoriser sans lui. HR3 signifie cela par divers arguments. Pour le dire à la Taylor, l'animal a un « bien » spécifique, il ne se perd jamais de vue. Il « valorise sa propre vie pour ce qu'elle est en elle-même de façon intrinsèque sans avoir à faire dépendre cette valeur de quoi que ce soit d'autre. » (Ant. 159). C'est du Schweitzer ! HR3 ajoute : « Les animaux assurent le maintien et la valorisation de l'identité qui leur est propre tout en se mesurant au monde extérieur. La valorisation est intrinsèque à la vie animale.» (Ant 160).
- des organismes de valeur. Homme, animal ou plantes, nous sommes tous des organismes mais HR3 veut pouvoir parler à part des êtres « simples » : plantes ou certaines très petits animaux comme les insectes en leur conférant à eux seuls la qualité d'organismes. Pourquoi ? Nous sommes prédisposés à reconnaître une sorte de conscience aux animaux de taille « normale », nous ne le somme pas pour les végétaux ou les petites bêtes. HR3 part donc de l'évidence. Une plante n'est pas sujet mais pas non plus un objet inanimé, elle a un génome, un code génétique. « Une plante, comme tout autre organisme qu'il soit doué de sensibilité ou pas, est un système spontané qui se préserve lui-même, s'auto-reproduisant et subvenant à ses propres besoins, exécutant son programme, capable de se faire une place dans le monde. » (Ant 161).
Question : pour valoriser faut-il de la conscience ? HR3 répond : « …nous ne prétendons pas que les seules valeurs qui existent sont celles qui sont posées en toute conscience et que les seuls êtres qui valorisent sont ceux qui le font en toute conscience [.] Un être qui valorise est une entité qui est capable de défendre une valeur ». (Ant164). Prenons l'arbre. Il détermine en lui-même certaines choses comme lui étant favorables ou défavorables et réagit en conséquence. HR3 parle, pour nous éclairer, de « valeur de survie » ; des biologistes utiliseraient l'expression à propos d'activités déployées par des plantes.
Au total, HR3 adapte aux êtres « inférieurs » ce qu'il développe avec l'animal de valeur.
- des espèces de valeur. L'espèce n'est pas tangible, n'a pas de « moi ». On observe tel corbeau en train de croasser au-dessus de votre tête mais pas l'espèce corvidé. Cependant celle-ci, comme toute espèce, a une sorte d'existence. Une chatte de telle espèce chat engendre toujours des chatons et jamais des chiots. La lignée de l'espèce est le « cœur battant » de tout système vivant. Espèces et individus ont leurs intérêts propres qui peuvent diverger ; ainsi, la mort inéluctable est une mauvaise affaire pour l'individu, elle en est une bonne pour l'espèce ; elle est l'avenir de cette dernière, elle permet de passer le relais des présents aux descendants, elle assure ainsi l'adaptation à des environnement qui auront changé au cours du temps. Relevons encore que les protections juridiques, officielles, de flores et de faunes, listent des espèces.
La reproduction des êtres vivants elle-même, exercice par excellence de l'individu, concerne davantage encore l'espèce qui ainsi se perpétue, perpétue le génome qui code les individus HR3 voit en l'espèce une sorte de sujet qui valorise, possédant une sorte d'individualité. Elle n'est pas qu'assemblage de divers individus, elle est une totalité en elle-même, un processus avec ses intérêts, sa « sensibilité » qui assure son maintien sur terre. « L'espèce est elle-même un évènement plus grand que l'individu avec ses propres intérêts et sa propre sensibilité. » (Ant167). Bref ! L'espèce extériorise la valeur en soi de chaque individu et elle a une valeur en soi.
- les écosystèmes de valeur. Toujours pas de cerveau ni de moi. Davantage de tangible toutefois (tel marais que vous êtes en train de photographier) bien que l'écosystème soit aussi une idée permettant de mieux comprendre la nature. C'est en définition habituelle l'ensemble constitué par le sol, l'humidité, etc. et les êtres vivants qui y vivent. Du fait des interconnections créatrices de vie, des échanges entre individus, entre individus et l'écosystème tout entier « l'écosystème est l'unité fondamentale de développement et de survie ». (Ant 171). La mélodie d'HR3 s'accorde avec celle d'Aldo Léopold : « Un écosystème engendre un ordre spontané qui enveloppe et produit la richesse, la beauté, l'intégrité et la stabilité dynamique des parties qui le composent. » (Ant173).
Un écosystème est la source profonde d'où jaillissent les individus mais il n'est pas un agrégat mais bien, lui aussi, comme un individu. A ce moment de notre parcours, les notions de valeur en soi ou de valeur instrumentale ne sont plus très productives. HR3 propose une nouvelle venue de son cru : la « valeur systémique » pour caractériser tout ce bouillonnement des systèmes que sont les écosystèmes. Avec ces derniers, nous contemplons un bouquet de « valeurs entrelacées » ou de destins entrelacés.
- une Terre de valeur. Seul lieu capable de produire de la vitalité. Seul lieu ou rare lieu pour ce que l'on en sait aujourd'hui, où la vie existe. La terre est digne d'être valorisée car elle produit toutes les valeurs terrestres. « La terre est cette argile dont toutes choses sont faites, nous autres hommes compris, et nous découvrons à cette occasion tout ce dont cette terre mêlée d'eau est capable lorsqu'elle dispose, pour s'organiser, de conditions favorables. Voilà en vérité une argile bien extraordinaire. » (Ant179). Peut-être l'écosystème est-il une notion arbitraire, la terre, elle, est concrète ; nos descendants, à partir de leurs résidences secondaires sur la Lune, la percevront effectivement « poste avancé minuscule suspendu dans l'infinité noire. » La Terre pourrait être l'ultime objet de nos devoirs, juste après Dieu, s'Il existe.
- une nature de valeur. La balade se termine. HR3 tire quelques leçons. « Il est vrai que les hommes sont les seuls évaluateurs à être capables de prendre en considération ce qui se passe à l'échelle globale et qui peuvent s'interroger pour savoir quelles mesures de protection qui soient adéquates à cette échelle. » (Ant 184). Qu'ils le fassent vite ! « Les animaux, les organismes, les espèces, les écosystèmes, la Terre, ne peuvent pas nous apprendre la façon dont il convient de faire cette évaluation (evaluating). Mais ils peuvent nous donner à voir ce qu'il convient de valoriser. Les échelles axiologiques que nous construisons ne fabriquent pas de toutes pièces la valeur, pas plus que les échelles scientifiques que nous inventons ne créent ce que nous mesurons par leur moyen. » (Ant 184).
Apartés en cours de promenade
- Au total, HR3 met sur la table toute une panoplie, tout un lot de valeurs. Pas vraiment de hiérarchie entre elles ; des valeurs se transposent, se transfèrent d'un niveau à l'autre. N'est-ce pas ce que nous ressentons sans besoin de vocabulaires particuliers ?
- HR3 est fasciné par la créativité de la nature dont la création d'êtres vivants. Voilà encore qui s'accorde avec le sentiment que produit en nous cette nature.
- Pas d'égalitarisme entre les êtres vivants tel que Taylor l'honore. « Je considère que les êtres humains parce qu'ils ont su édifier des cultures dans lesquelles les savoirs peuvent se cumuler et se transmettre de génération en génération transcendent éminemment le règne de la nature sauvage et spontanée. L'homme est la seule espèce à savoir qu'elle existe sur une planète, la seule aussi à mettre en danger la planète sur laquelle elle vit, la seule enfin à pouvoir se reconnaître une responsabilité morale à l'endroit des autres êtres humains mais à l'endroit de la biosphère. » (Interview).L'homme est sur le dessus du panier avec une super valeur en soi.
Pour compléter le tableau
- C'est l'urgence de la crise écologique qui fait que l'on discute de valeur, dit HR3. Peut-on dire que discuter de valeur peut aider à détourner les fureurs qui menacent ?
- HR3 est-il finaliste ? D'où viennent, où vont la vie, l‘univers ? Les penseurs précédents de l'éthique environnementale ne s'encombrent pas de ces questions. HR3 lui s'en encombre. Souvenez-vous de pages antérieures : deux orientations s'offrent à nos choix. Soit le hasard (la contingence), soit le finalisme. Dans cette dernière option, le finalisme, l'univers ne va pas n'importe où ou n'importe comment mais selon une certaine direction, Dieu ou autre entité semblable ou un mécanisme fondamental tire les ficelles ; exemple de « l'élan vital » de Bergson. HR3 fait du finalisme doux, pas celui, de bas niveau dit créationnisme - le « dessein intelligent » des américains ou islamistes. Observant le passé, il y découvre une tendance : toujours davantage d'espèces, de diversité, de complexité. La nature « n'est pas une marionnette». Dieu ou autre chose si cela existe ne s'oppose pas aux lois « naturelles » dans ce fonctionnement global, s'il se manifeste c'est en ouvrant aux créatures de nouveaux espaces, de nouvelles possibilités. A priori, les idées d'HR3 sur les valeurs semblent s'extirper indemnes de cette quasi spiritualité.
- La beauté de la nature, c'est important. Léopold l'a incorporée dans sa prescription « Une chose est bonne… ». On objecte à HR3 l'horreur de la prédation où le prédateur fait craquer les os de ses proies. Il répond que toute vie s'édifie sur la vie. La lutte becs et ongles entre individus, entre espèces traduit l'ajustement extraordinaire des organismes vivants à la biosphère. La beauté est dans l'évolution mise à jour par Darwin et autres.
- HR3 défend la protection de territoires libres de toute activité humaine et qui suscitent le « respect ». Mais dans un monde, dans des régions où l'homme a faim, n'est-ce pas scandaleux que de vouloir protéger telle espèce animale source de protéines ? Le « patriarche » répond : vous ne changerez pas la situation en exterminant les quelques rhinocéros qui survivent encore.
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LE PRAGMATISME ENVIRONNEMENTAL : B.G. NORTON
CV de BG NORTON (BGN)
BGN est né en 1944, est ou fut professeur de philosophie dans un institut de Georgie (USA). Il est incontournable. Aucune anthologie, aucun article sur l'éthique de l'environnement ne peut se permettre de l'ignorer, de ne pas l'encenser.
C'est une bizarrerie de l'EE actuelle. Celle-ci, par définition, est non anthropocentriste (non A), c'est-à-dire que l'homme n'y est pas au centre de tout or BGN le remet à cette place convoitée, c'est un A, A faible d'accord mais ça ne change rien. D'autre part, les éthiciens de l'EE sont des penseurs tentant d'aller au fond de la réalité ; lui, BGN, se présente comme un conseiller en communication efficace. Cela dit et actant ce dernier rôle, BGN ne dit pas plus de sottises que n'importe qui. Il se peut que face à une crise de l'environnement qui s'emballe tandis que les réflexions les plus pertinentes des penseurs EE semblent n'avoir pas plus d'efficacité qu'un cataplasme sur une jambe de bois, l'on se rabatte sur des généralités quant au meilleur sourire à afficher en réunions.
Textes traduits de BGN :
- « L'éthique environnementale et l'anthropocentrisme faible » dans l'Anthologie d'Afeissa (Ant).
- « Les valeurs dans la nature : une approche pluraliste » avec une présentation (En ligne sur le site de l'Institut Véolia-2007) (Véolia).
- Soyons tous des A faibles
Soit un débat sur un aménagement ou sur une politique ayant des impacts détestables sur la nature. Y participent des A, des non A et des qui ignorent ce qu'ils sont et sont donc A. Que des A et des non A ne s'entendent pas, quoi de plus normal ! Mais l'horreur pour BGN est cette situation dans laquelle des non A, arc-boutés sur leurs théories – biocentrisme, écocentrisme, écologie profonde, etc. – se déchirent les uns les autres. Que cela se passe dans un club privé, admettons mais au milieu d'un grand public ce sera désastreux, stérile, néfaste pour la mobilisation et l'efficacité en ce que cela n'aide en rien à la décision. De plus, le recours par un non A à une seule théorie (faisant ainsi du « monisme » !) n'est pas très subtil : la nature n'est jamais tout ceci ou tout cela et les solutions ne viennent jamais d'une seule théorie.
Mais alors que faire ? BGN surgit et nous sauve tel un nouveau Zorro. Il expose que si les A mettent tous l'homme au centre, leurs conceptions ne sont pas des clonages de pensée unique.
- Il est des A forts. Pas de nuances : la nature n'a d'intérêts que par ses utilités immédiates, laissons l'avenir se débrouiller. Ces A sont des consommateurs avides. Tout animal passant dans les environs est au mieux de la viande pour barbecue, tout bord de mer sauvage a pour seule vocation sa transformation en lotissement.
- Il est des A faibles dont la vision est plus large. Nous les avons rencontrés en début de chapitre. Rappelons-en les vertus. Pour eux, l'intérêt bien compris doit limiter la consommation d'espaces, d'espèces afin qu'il en reste à nos descendants pour l'usage qu'ils voudront : ressources pour la médecine, le confort, etc. L'A faible intègre aussi dans ses spéculations la beauté, l'esthétique, la culture sinon la spiritualité et ça change tout.
D'où un principe de convergence. Protection d'un site ou, plus généralement recherche d'une harmonie avec la nature, il peut n'y avoir concrètement, quant aux décisions à prendre, aucune différence entre la proposition d'un non A et celle d'un A faible. Alors, le non A aux propos déconcertants peut se rallier, sans perdre son âme à l'A faible. Faible, d'accord, mais ce n'est pas grave : pour une même formulation de solution, l'A fort acceptera mieux ce qui vient de l'A faible - n'est-il pas du même monde après tout ? - que ce qui pourrait venir d'un non A qu'il méprise. Ce faisant, le non A se comporte en démocrate car témoignant d'esprit de compromis, d'acceptation du pluralisme des idées.
- BGN n'a plus besoin de théories, de concepts sur la valeur dont il détaille les faiblesses dans l'article cité un peu plus haut. Dans la mesure où ces notions ne sont pas adéquates aux fonctionnements actuels des débats, il les enterre.
Modérer son enthousiasme pour BGN
Pour des militants de terrain, BGN doit apparaître comme venant juste de découvrir le fil à couper le beurre. Lors de grands projets conflictuels particulièrement parce que nocifs pour la nature (exemple : projet d'aéroport près de Nantes) de nombreux bénévoles se mobilisent sur le site menacé. Ils ne s'engagent pas en arguant bruyamment de leurs convictions de base, ils ne fouillent aucun texte de BGN. Leurs convictions profondes, à l'occasion de l'évènement, se tangentent, se recoupent ; ils font des collectifs.
A lire BGN tout se passe comme si les débats publics liés à l'environnement regroupaient des A et surtout des A faibles avec lesquels les non A pourraient converser zennement. Peut-être cela existe-t-il aux USA mais c'est absent de France. Ici de tels débats ne rassemblent qu'une majorité de A forts avec quelques A faibles qui doivent élever la voix s'ils veulent la rendre audible. Quant aux non A s'y exprimant, bien malin qui en trouverait.
Faut-il pour faire passer ses opinions ne plus en avoir ? Qu'en certaines circonstances, le non A doive se rallier à des A pour des mesures concrètes positives, bien sûr. Que ce doive être son comportement habituel est plus discutable. Il est lieux et des moments où la référence doit s'afficher. Minoritaire et perturbante, elle est quand même une lumière parmi d'autres lumières qu'il serait mauvais d'éteindre ou de masquer.
- Les générations futures
Il est possible que la priorité de BGN soit le sort des générations futures et non la meilleure manière de se comporter en réunions.
Profession de foi de BGN : « La perpétuation de l'espèce humaine est une bonne chose parce qu'un univers qui contient en lui la conscience humaine est préférable à un univers d'où cette conscience est absente. » (Ant 273). Un niveau de son éthique fait donc « de la perpétuation de la vie humaine et de la conscience humaine son principe de valeur central ». (Ant 279). De ces bases résultent des « obligations généralisées » : « obligations qui pèsent sur la génération actuelle et qui commandent de maintenir un flux stable de ressources durant un temps indéfini. » (Ant 274). Pas évident Que sera la Terre demain ? Que sera l'homme demain ? Quels seront ses besoins ? Et pour assombrir l'ensemble, la question qui vous trouble : l'homme d'aujourd'hui se soucie t-il vraiment du sort de sa descendance et s'il s'en soucie en esprit, voudra-t-il vraiment agir ?
BGN propose deux modèles. Pour les décrire nous grappillons sans vergogne dans l'article d'Afeissa, « Pour un pragmatisme environnemental » mis en ligne sur le site « Nonfiction » en 2008.
- Premier modèle dit de durabilité faible. Chaque génération a le devoir de s'assurer que le niveau de possibilités, les opportunités de vie offertes à nos descendants ne sont pas moins satisfaisantes que les siennes. Or, pareille exigence implique que chaque génération reconnaisse qu'elle est moralement tenue de compenser les ressources épuisées ou l'environnement dégradé par le développement d'un potentiel de production équivalent.
- Deuxième modèle dit de durabilité forte. Etablir une liste de « matériaux » qui devraient être épargnés au profit des générations futures – en entendant par matériaux » tout aspect du monde naturel qui est physiquement descriptible dont sites importants, groupes de classifications biologiques, réserves fixes de ressources et importants processus écologiques [..] il convient de spécifier parmi les caractéristiques et les processus qui constituent l'environnement naturel lesquels sont essentiels au bien-être futur [..] qui ne s'engagerait pas à les protéger ferait que inévitablement les générations futures auront été lésées.
Un penseur authentique d'éthique environnementale complèterait ce travail qui n'est pas nul, par des perspectives de durabilité faible ou forte des êtres vivants non humains.
Fin de chapitre
- La « valeur » comme moyen de sensibilisation
Comme le serpent qui se mort la queue, ainsi que le cercle ou le manège qui se constitue lorsque l'élément de tête d'une colonne de chenilles processionnaires, par un hasard de cheminement, rejoint l'élément de queue, de même revenons à la question de départ, philosopher de nature sert-il ? Avançons d'un cran, admettons que oui parce que les mises en forme d'idées peuvent influer sur les opinions, alors le concept de « valeur » est-il le plus satisfaisant pour défendre la nature ? Il semble qu'il n'y ait rien d'autre dans le magasin, au moins à l'heure actuelle, donc servons – nous de ce qui est. L'idée de valeur est claire et peut-être ressentie comme évidente par tout un chacun et de ce fait elle est efficace. Telle entité a une valeur ? Comment du coup ne pas la prendre en considération ? Mais comment la faire vivre chez celles et ceux qui ne sont pas du tout sensibilisés ? Il nous semble que le littéraire – romans, récits, etc. – pourrait être plus efficace que la prose des éthiciens de l'environnement (Aldo Léopold excepté).
A passer en revue quelques penseurs d'EE, nous éprouvons comme une injection à devoir choisir parmi tous ces partis. Pourquoi choisir lorsque toutes ces perspectives sont requises à un niveau ou à un autre ? Nous-mêmes, privilégions Schweitzer mais nous ne pouvons oublier que la vie de chaque être vivant est liée au milieu qui la crée et lui permet de survivre. Alors, un peu d'oecuménisme que diable !
- Degré zéro (au mieux) de l'éthique environnementale en France
En univers anglo-saxon, l'écologie est la protection de la nature. En France et autres pays européens, elle est lutte contre les effets pervers de la technologie. Jacques Ellul (1912-1994) est représentatif de cette position qu'il décrit dans plusieurs ouvrages dont « Le Système technicien ». Parcourons-le. Le système en place détruit la nature, uniformise la société, rend l'avenir incertain. Ses impacts sont imprévisibles. Il devient tout et se substitue à la nature. Les solutions – techniques – se transforment vite en problèmes. Vous dites que ce que fait l'homme peut être orienté, maîtrisé par l'homme. Non ! Nous sommes coincés ! Hans Jonas (1903-1993) est l'immense penseur de ce manque d'avenir. Nous avons rendu la terre vulnérable, nous sommes incapables de maîtriser les conséquences de nos actions sur les générations futures. Son ouvrage majeur sur ces points est « Le principe responsabilité ». Il conseille d'adopter ces préceptes à la Kant : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » et « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l'humanité sur terre. » On loue ou piétine son « heuristique » de la peur. C'est quoi ? Le fait que le sentiment est le plus efficace pour aller du constat à la réaction de survie et non les discours. La peur de l'horreur peut inciter à la modération technologique. Mais quelle place de l'homme dans la nature pour Jonas ? Il interroge et donc n'ignore pas la biologie, ce qui fonde le vivant. Il insiste sur les échanges, les métabolismes. Il reconnaît une solidarité de destin entre l'homme et la nature. Il écrit que le danger « nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous recommande de respecter son intégrité par delà son aspect. » ; Il écrit cela mais cela est loin de Taylor, Léopold ou Naess. Il y a sûrement en Occident anglo-saxon des penseurs de la technologie ; en France il n'y a pas de penseurs pour l'harmonie avec la nature depuis que Robert Hainard n'est plus. L'écologie profonde peine à aborder sur nos rives mais pourquoi donc ? Parce que les espaces sauvages sont encore immenses aux USA et que la nature y parle tandis qu'en France il n'y a plus que des confettis de nature autour desquels rôdent les démolisseurs (montagne, littoral, zones humides...)
Que s'élèvent enfin des voix européennes, claires et fortes pour défendre la biodiversité qui subsiste même en confettis !
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